Jusqu’à une date récente, la réflexion sur les transferts culturels n’a que rarement débordé du cadre européen. En dépassant l’approche euro-centriste pour se rapprocher d’autres types de transferts dans d’autres espaces culturels, le colloque qui s’est tenu à Samarcande en 2013 a choisi le terrain de l’Asie centrale pour élargir le champ de ses interrogations.
L’Asie centrale recouvre l’ensemble des anciennes républiques soviétiques centrasiatiques et les territoires avoisinants du Xinjiang, de la Mongolie, de l’Afghanistan, de l’Iran, de l’Azerbaïdjan ou, pour utiliser des dénominations anciennes, la Sogdiane, la Bactriane, la Transoxiane et le Turkestan.
Le concept de la « Route de la soie », inventé au XIXe siècle par le baron Ferdinand de Richthofen, est généralement utilisé pour décrire le réseau d’échanges entre la Chine et le monde méditerranéen. Sans pouvoir expliquer la diversité des paysages culturels de l’Asie centrale, la « Route de la soie » garde une valeur emblématique pour appréhender un lieu de croisement de cultures multiples issues des mondes iranien, scythe, indien, chinois, arabe, turc, russe, européen. Ce carrefour où tout converge et d’où tout diverge offre dans la durée un terrain d’étude favorable pour ce type d’enquête. Les transferts en Asie centrale relèvent de disciplines diverses, d’abord de l’archéologie, puis de l’histoire de l’art, de l’histoire des religions, et enfin de l’histoire des sciences humaines, mais ils ont aussi une dimension littéraire et linguistique. S’il est impossible de rendre compte en quelques lignes de la richesse de toutes les communications présentées au colloque et rassemblées dans cet ouvrage, les informations qu’elles recèlent sont variées et abondantes. On les découvre au fil des pages en en retenant quelques-unes.
L’époque de la néolithisation atteste déjà dans la région de la transmission de techniques, tel le débitage par pression de la pierre taillée, né en Chine et adapté aux besoins locaux sur des sites du Tadjikistan. Les transferts se rapportent encore aux thèmes décoratifs des poteries, en s’inscrivant dans les rapports entre nomades et sédentaires. Sur le plan architectural et artistique, ainsi que dans toutes les manifestations de la vie publique, la cité hellénistique d’Aï-Khanoum (dont le nom grec reste inconnu) se présente en Bactriane comme une synthèse de traditions méditerranéennes et orientales ; à la suite d’une invasion nomade, sa population rejette la marque méditerranéenne et élimine de la cité les signes de la culture grecque.
Sous l’influence de la philosophie platonicienne, la codification sassanide de l’Avesta affecte le développement du zoroastrisme. En contrôlant le commerce des produits de luxe, les marchands sogdiens contribuent à répandre l’image du souverain assis sur son trône véhiculée par les plats d’argent sassanides. Ils ne se limitent pas à l’importation de la soie chinoise en Occident ; ils comptent parmi les principaux acteurs de langues iraniennes qui participent au transfert du bouddhisme dans le bassin du Tarim et en Chine, avec la particularité de recourir non pas à leur propre langue mais à la traduction. Réputées depuis l’Antiquité comme des centres de culture, les villes de Samarcande et de Boukhara agissent, après l’arrivée de l’islam, pour former une identité sunnite détachée d’une composante ethnique unique, grâce au Recueil de Hadiths constitué par al-Boukhari au IXe siècle.
La paix mongole est un mirage européen ; elle n’a servi qu’à favoriser l’expansion économique de l’Europe sans profiter à l’ensemble centrasiatique. L’héritage mongol de la Russie divise les historiens ; certains y trouvent l’origine d’une propension à l’autocratie. En Inde, les Grands Moghols, de langue turque, établissent la culture persane. Ils y construisent des mausolées représentatifs d’apports croisés ; l’architecture funéraire timouride se conjugue ainsi à une ordonnance paysagère d’origine locale.
Les cultures d’Asie centrale ont parmi leurs caractéristiques celle d’avoir assuré pour l’établissement du canon bouddhique une médiation grâce à des traducteurs qui n’appartenaient ni à la langue de départ, ni à la culture d’accueil. A cet égard, les archéologues allemands qui ont travaillé à Turfan apparaissent comme les témoins d’une culture traductrice centrasiatique. L’érudit Albert Grünwedel a poursuivi sa quête de la Grèce jusque dans les déserts de l’Asie centrale, en hellénisant dans ses dessins les figures relevées dans le bassin du Tarim.
Quelle est la pertinence de l’utilisation de « la Route de la soie » pour définir les héritages recensés en Asie centrale ? Cette expression relève du symbole géopolitique. On en a une illustration dans le rêve d’un corridor transasiatique qui a animé des initiatives russes (le Transcaspien), soviétiques, américaines et chinoises. Elle se confond aujourd’hui avec la route du vin depuis l’essor de la viticulture en Chine !
Un honneur est rendu aux voyageurs et collectionneurs Henri Moser et Claude Anet qui se situent aux marges de l’orientalisme européen. On connaît Carl Einstein pour son plaidoyer en faveur de « La Plastique nègre » (1915) ; on sait moins qu’il s’est intéressé à « L’Art des nomades d’Asie centrale » (1931) qu’il associe à une errance sans fin.
Les derniers articles sont consacrés à la modernité importée. A ce titre, le philosophe azerbaïdjanais M.F. Akhdunov (1812-1878) sert de vecteur au transfert culturel des valeurs de la philosophie des Lumières dans la communauté musulmane orientale du XIXe siècle. Dans les années 1920-1930, la peinture soviétique tire de l’Orient sur un axe Moscou-Tachkent une inspiration caractérisée par des couleurs vives, des formes simplifiées et une absence de profondeur qui tranche avec l’art officiel. Les rapports entre centre et périphéries se lisent encore dans le champ du cinéma quand les cinéastes soviétiques se réfugient à Tachkent dans les années 1940 ; ceux-ci ne cherchent plus à promouvoir un Orient moderne qui est abandonné au profit d’un Orient traditionnel et stylisé. Le héros populaire Nasreddin n’est plus un combattant pour la justice sociale ; ses stratagèmes ont un seul objectif, tromper l’émir et sauver de ses griffes sa bien-aimée, évidemment voilée.
L’Asie centrale consitue ce creuset unique où depuis l’Antiquité se sont opérées d’innombrables rencontres, se sont transmis de multiples savoirs et se sont entremêlés les religions, les mœurs, les arts et les techniques au sein de ses diverses communautés. L’ouvrage qui a réuni pour sa composition une quarantaine de chercheurs de renommée internationale offre en français une remarquable synthèse sur cette aire culturelle qui retrouve sa juste et éminente place dans une histoire du monde détachée des préjugés européocentristes
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