Le Moyen-Orient a toujours connu diverses formes de violence : guerres civiles, conflits interétatiques, confrontations asymétriques, vagues de terrorisme. Cette situation s’est encore profondément détériorée depuis le début du XXIesiècle avec les catastrophes politiques et humanitaires, en Syrie, en Irak ou au Yémen. À ce tableau déjà sombre, il faut ajouter les violences qui ont resurgi depuis 2015 en Turquie avec les répressions menées par Ankara contre les Kurdes et les tensions permanentes en Israël/Palestine liées à la perpétuation de l’occupation du territoire palestinien (Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est) par Israël depuis la guerre des Six Jours de juin 1967.
Comment sortir de ces violences structurelles qui provoquent d’indicibles souffrances aux populations civiles et une instabilité permanente dans cette région, stratégique ? N’est-elle pas le berceau des trois religions monothéistes, situé à la charnière entre l’Eurasie et l’Afrique, détenant près de 60 % des ressources conventionnelles de pétrole.
Qu’il est tentant de vouloir redessiner les frontières du Moyen-Orient qui, pour une large part, sont issues des accords Sykes-Picot de 1916. Cette approche doit cependant être nuancée car, il n’y a pas un Moyen-Orient mais plusieurs. En Syrie, à l’exception de Daechqui voulait effacer toute référence aux frontières issues de la colonisation, il existe un large accord entre les acteurs du conflit pour conserver l’intégrité territoriale des pays de la région. Mais dans cette enveloppe territoriale, un drame dans le drame se prépare. Depuis 2018, Bachar el-Assad prépare non pas une réorganisation territoriale mais une restructuration spatiale par le moyen d’une expropriation massive des biens fonciers et immobiliers des Syriens réfugiés à l’étranger qu’il perçoit comme ses opposants sinon des traîtres. S’il était conduit à son terme, ce processus conduirait à effacer l’existence sociale de près de 7 millions de Syriens ! La variable d’ajustement entre l’État et sa population ne serait donc pas territoriale mais humaine ! On ne touche pas au territoire mais, par une opération de nettoyage ethnique camouflée par une législation d’exception (la loi numéro 10 du 2 avril 2018), on expulse définitivement une partie de la population qui y vivait…
En Irak, les Kurdes souhaitent depuis longtemps faire sécession comme l’a montré le référendum de septembre 2017 par lequel ils se sont prononcés, à une large majorité, pour l’indépendance. La question des frontières est posée, mais compte tenu des rapports de force avec le pouvoir central de Bagdad et de la farouche hostilité de la Turquie et de l’Iran au principe d’un État kurde, il est peu probable que ce projet puisse aboutir à court terme. Ces deux États craignent en effet qu’un État kurde à leurs frontières encourage des ambitions d’autonomie chez les Kurdes vivant sur leur propre sol. Ni au Liban, ni en Turquie, il n’est question de redécoupages territoriaux. Et pas davantage en Jordanie qui est en définitive le contre-exemple de ce qu’on vient de voir. S’il est un pays en effet qui, au départ, était artificiel c’est bien celui-là. Au début des années 1920, les Britanniques ont en effet imaginé ses frontières pour des raisons conjoncturelles liées à leur volonté de séparer géographiquement la Palestine de l’Irak sans que cela corresponde à une quelconque réalité sociologique, historique ou géographique. Pourtant, la Jordanie paraît avoir trouvé une certaine stabilité politique, même si celle-ci demeure fragile parce qu’une majorité de ses habitants est palestinienne. Par contre, aucune ligne de fracture confessionnelle ne parcourt ce pays à forte domination sunnite.
Dans cet espace Sykes-Picot, reste la Palestine. Si on veut vraiment régler le conflit israélo-palestinien, la seule solution possible, aux yeux des auteurs, est celle à deux États, ce qui implique la création d’un État palestinien à côté d’Israël et l’instauration d’une nouvelle frontière. Si ce mode d’organisation institutionnelle est retenu, ses chances de réussir au Moyen-Orient dépendront donc des formules originales qu’il faudra inventer pour s’adapter aux configurations sociopolitiques des pays concernés, tâche bien malaisée. Dans l’autre formule, celle des quotas, les communautés se partagent le pouvoir en fonction de leur poids démographique supposé. L’exemple emblématique est le Liban où le chef de l’État doit être maronite, le Premier ministre sunnite et le président du Parlement chiite. Cette formule s’applique aussi à toute l’administration, de telle sorte que le confessionalisme politique se retrouve partout dans la société libanaise. Si elle permet la coexistence entre les communautés et la préservation des libertés, elle comporte aussi bien des effets pervers dont les moindres ne sont pas celui de l’immobilisme qu’elle génère et de la corruption qu’elle engendre.
En définitive, les problèmes ne sont pas ou ne sont plus liés aux frontières mais bien davantage à la nature de l’État avec cependant deux exceptions : l’interrogation sur le Kurdistan irakien et l’urgence de la création d’un État palestinien. La question renvoie, en dernière instance, à la possibilité de voir émerger des systèmes véritablement démocratiques. L’histoire récente du devenir des révoltes arabes montre que le chemin pour y parvenir risque d’être encore très long. Cela revient à concevoir un système constitutionnel où la diversité des communautés serait prise en compte pour tenter à la fois de respecter les identités de ces communautés tout en enclenchant ou en consolidant l’appartenance citoyenne à l’État démocratique. La citoyenneté à l’état brut, sans la prise en compte des communautés, est sans doute une piste sans avenir car elles craignent d’être victimes d’un jeu démocratique dans lequel elles demeureront toujours minoritaires. Les rapports de force démographiques entre les communautés étant un obstacle à la possibilité d’une vie démocratique apaisée, il faut donc inventer des systèmes où elles pourront bénéficier de garanties constitutionnelles leur permettant de participer effectivement et pleinement au pouvoir. Pour y parvenir, il existe semble-t-il deux voies principales : le fédéralisme et le partage fonctionnel comme au Liban. Le fédéralisme est fondé sur deux grands principes : l’autonomie des entités fédérées (régions, Länder, États fédérés…) et la participation de ces entités à l’ensemble fédéral. Cet agencement étant structuré par une répartition des compétences scellée dans la constitution et par un bicaméralisme fédéral comprenant une chambre pour l’ensemble du peuple et une seconde où chaque entité fédérée est représentée par le même nombre de députés (ou sénateurs) quel que soit son poids démographique. Pourtant comment s’empêcher de croire qu’une telle solution, pour être mise en œuvre, nécessiterait l’instauration d’une période de paix prolongée, et d’une stabilité, horizon encore bien éloigné.