Conférence prononcée, le 8 février 1966, à l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN).
Les perspectives de la politique des États-Unis à l’égard de l’Europe et de la France
Les rapports avec l’Europe et avec les pays européens alliés tiennent, dans la politique étrangère des États-Unis, une place de premier plan, sinon la première. Ils se situent néanmoins dans un ensemble. Les événements qui se déroulent dans d’autres parties du monde, les actions et réactions des pays amis eux-mêmes, et, à plus forte raison, des adversaires, commandent dans une très large mesure l’attitude de l’Amérique.
Pour définir et pour étudier sa politique, il est donc indispensable de mesurer les obligations qu’elle a assumées, les moyens dont elle dispose pour les remplir et les objectifs qu’elle se propose d’atteindre, au moins dans un avenir prévisible. Or il faut reconnaître que les responsables de cette politique sont en ce moment comblés, il n’y a guère de région du globe où ne les attendent des soucis, voire des conflits et l’obligation de prendre des décisions parfois difficiles en face d’incertitudes qui obscurcissent le choix des directions à suivre. De très lourdes responsabilités pèsent sur leurs épaules.
Avant d’examiner ces responsabilités et d’en étudier les conséquences, il est naturel de se demander si la politique suivie jusqu’à présent vis-à-vis de l’Europe s’est modifiée d’une manière visible dans ses grandes lignes. Elle a déjà une très longue tradition. Sans doute, au cours de ces quinze dernières années, a-t-elle eu l’occasion de se définir plus complètement, de s’enrichir, de s’adapter au développement du monde ; mais c’est au lendemain de la guerre qu’elle s’est esquissée et dans les années 1948-1949 qu’elle a véritablement pris naissance. C’est alors en effet que, devant l’état de dénuement des pays européens ruinés par la guerre ou par l’occupation, le Gouvernement des États-Unis a pris la décision de ne pas s’en tenir à l’aide individuelle à la Grande-Bretagne, à la France ou aux pays alliés voisins, mais d’aider à la reconstruction de l’Europe occidentale dans son ensemble. Cette première idée, encore nébuleuse, d’un tout européen allié de l’Amérique, fut provoquée aussi, bien sûr, par des suggestions venues du côté européen ; mais les Américains ont eu en tout cas le mérite de l’adopter et de lui donner corps ; et c’est peu après que cette conception nouvelle s’affirmait dans le domaine politique avec le Pacte Atlantique.
Derrière cette double construction se profilait, bien entendu, la menace russe. La rupture avec l’U.R.S.S. avait été en fait consommée dès 1946 ; elle s’était affirmée en 1947 avec la doctrine Truman à propos de la Grèce et de la Turquie ; et, plus encore, en 1948 après le coup de Prague. Il faut reconnaître que les Soviets firent alors tout ce qu’il fallait pour ancrer l’Amérique et l’Occident dans cette position. Ils rejetèrent tout d’abord les avances de deux Secrétaires d’État : celle de James Byrnes, en vue de mettre sur pied un système à quatre pour assurer la démilitarisation de l’Allemagne, avec maintien de troupes américaines en Europe pendant un temps donné, et surtout celle de son successeur le Général Marshall en n’acceptant pas de participer au Plan qui porte son nom et en obligeant leurs satellites à en refuser les bienfaits. La conséquence de cette décision a été de persuader l’Occident que l’objectif des Soviets était le départ des Américains d’Europe. C’est un point qu’il faut souligner parce qu’aujourd’hui encore la conviction demeure, à Washington et ailleurs, qu’ils n’ont pas renoncé à ce dessein.
Peut-être n’est-il pas inutile de faire ressortir dès maintenant, à propos des relations de l’Amérique et de l’Europe, que la notion de « l’allié privilégié » — expression couramment appliquée à la Grande-Bretagne — n’a jamais été populaire ni reconnue à Washington. Un exemple s’en est offert dès la fin de la guerre quand les Américains, très rapidement, ont supprimé le « Combined Chiefs of Staff », l’État-Major combiné, qui, sous la présidence du Général Marshall, avait été l’organe suprême de commandement pendant les hostilités et qui comprenait, à côté des trois chefs d’état-major américains, les représentants des trois chefs d’état-major britanniques. Les Anglais furent mécontents ; ils maintinrent pendant un certain temps leur mission à Washington, avec le Maréchal Lord Wilson à sa tête ; rien n’y fit ; les Américains avaient repris leur indépendance en matière de défense. Et si, pendant la guerre, ils avaient partagé les décisions avec la Grande-Bretagne, il faut noter qu’ils avaient déjà limité strictement l’accès à tous ces organismes. « Je n’allais pas m’entourer d’un parlement militaire », m’a dit un jour le Général Marshall. Or, on eut beaucoup de peine en France à se persuader que dans les domaines de la défense et de la stratégie il n’existait plus en fait de liaison spéciale, étroite et intime, entre Londres et Washington. Malgré les assurances que pouvaient en donner le Secrétaire d’État, le Secrétaire à la Défense, des Chefs d’État-Major comme le Général Bradley ou le Général Vandenberg, qui m’en ont parlé souvent, ce doute n’a pu être déraciné qu’avec la constitution du Groupe Permanent dans le cadre du Pacte Atlantique.
D’autres preuves plus récentes pourraient être données de cette attitude de la diplomatie américaine ; mais il importe à ce propos de faire une autre remarque ; si la notion d’allié privilégié n’existe pas, cela n’empêche qu’avec tel ou tel État ami, les Américains puissent conclure des ententes temporaires au besoin, mais qui n’en sont pas moins fortes. Dans certaines publications américaines récentes on trouve une expression nouvelle, celle des « alliés-clés » ; qualification appliquée à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne, en raison du soutien qu’elles apportent à la politique américaine en divers points du globe. Mais ces ententes particulières, si importantes soient-elles, sont créées par les circonstances ; elles ne résultent pas d’un privilège.
Depuis le jour où la politique américaine vis-à-vis de l’Europe s’est dessinée, les temps ont bien changé. Il existe de nombreuses causes de rapprochement entre l’Est et l’Ouest ; Washington le proclame volontiers et les Russes, tout en étant plus silencieux, le pensent également. Mais la confiance réciproque, élément essentiel de sécurité, fait encore défaut et, tout en affirmant leur désir d’accommodement, les autorités américaines ont toujours déclaré que, le danger subsistant, les États-Unis ne baisseraient pas leur garde. Dans cette confrontation qui persiste, l’Europe est en première ligne. Le Président Lyndon Johnson le déclarait dans son principal discours, après sa réélection triomphale : « la sécurité des États-Unis, disait-il, dépend de la liberté de l’Europe ; et la liberté de l’Europe dépend de la force et de la volonté des États-Unis ». À cette assertion répondent comme pour la confirmer les attaques virulentes des dirigeants soviétiques contre l’impérialisme des États-Unis accusés de maintenir la psychose de guerre et de multiplier les causes de conflit ; sans parler du Vietnam, le problème allemand, les questions d’armement donnent à MM. Kossyguine, Brejnev ou Gromyko maintes occasions de clamer leur colère.
L’Europe, d’autre part, n’est plus celle de 1948, elle a repris ses forces et restauré son économie ; les Américains savent très bien que leurs alliés représentent, tous ensemble, un revenu annuel qui, tout en étant encore très loin du leur, dépasse néanmoins 400 milliards de dollars par an ; que les capacités de production des industries lourdes européennes sont considérables ; et que la population excède 800 millions d’habitants. Ils n’ignorent pas que les Européens et les États-Unis ensemble représentent une énorme proportion du commerce mondial et que, pour aborder les angoissants problèmes que pose le monde affamé, le monde qui a faim, il serait indiqué de pouvoir agir de conserve.
Enfin, si l’on peut dire qu’il y a en fait paix nucléaire, c’est tout de même d’une paix armée qu’il s’agit. Les paix armées ont quelquefois assuré de longues périodes d’équilibre, mais elles se sont toujours terminées, néanmoins, par la culbute ; le danger est sans doute moins pressant maintenant parce que ce serait le saut dans l’inconnu et une menace de destruction planétaire ; mais, pour sa politique de prévention, l’Amérique estime que c’est une précaution élémentaire de rester solidement unis entre alliés. En dépit de difficultés parfois très profondes, et qui dans certains cas se creusent encore, elle le désire d’autant plus qu’à travers le globe tout entier, elle a assumé des obligations si lourdes qu’il est légitime de se demander comment elle peut les porter.
Quand on considère ces charges et le vaste panorama de la politique américaine, on est frappé de la confiance que dans son ensemble manifeste le pays. Il y a certes des inquiétudes ; les polémiques se font plus vives, les critiques aussi, à propos de divers problèmes et surtout du Vietnam ; mais si des doutes s’expriment sur la manière dont l’Amérique devrait exercer sa puissance, il n’y en a pas en revanche sur la réalité de sa force et de sa richesse. Le Président, dont le prestige et la popularité sont très grands aux États-Unis, le déclarait sans ambages dans son discours du 12 janvier devant les deux Chambres réunies : « Cette nation est assez puissante, disait-il, sa structure est assez saine, son peuple assez fort, pour qu’il nous soit possible de poursuivre nos objectifs dans le reste du monde, tout en édifiant chez nous une Grande Société », expression qui symbolise le programme intérieur fort dispendieux de Lyndon Johnson. Cette double ambition s’appuie sur une prospérité sans précédent ; c’est un fait qui n’est peut-être pas assez reconnu de notre côté. Pour la sixième année consécutive, la production va s’accroissant. Le revenu global, qui était de 500 milliards de dollars en 1961, atteint maintenant 700 milliards de dollars ; et, selon toutes prévisions, il dépassera ce chiffre dans le courant de l’année actuelle ; l’industrie a dépensé 52 milliards l’année dernière en investissements et en améliorations ; il y a près de 78 millions d’emplois, et le chômage, dont on a tant parlé, est pratiquement tombé au niveau le plus bas qu’il puisse atteindre aux États-Unis, à tel point qu’on entend avec stupéfaction parler aujourd’hui des problèmes que pourrait créer le plein-emploi. Je n’ai pas besoin d’énumérer les chiffres de la production d’acier, de machines, d’automobiles, de la consommation de pétrole, de gaz ou de charbon ; il ne fait aucun doute que les États-Unis connaissent en ce moment une période de richesse inouïe.
Doit-elle se maintenir ? Il semble qu’à moins d’événements extérieurs imprévus, le rythme d’ascension de ces dernières années ne se ralentira pas en 1966. Les « Conseillers économiques » du Président, rouage très important de l’administration américaine, croient à la poursuite de l’expansion. Lyndon Johnson leur fait écho. Des voix autorisées, il est vrai, recommandent la prudence ; la plus connue est celle du Président de la Banque Fédérale de Réserve, William M.C. Martin qui, usant de l’indépendance dont jouit cette institution, a récemment relevé le taux de l’escompte malgré la Maison Blanche et provoqué chez le Président quelque irritation. Mais, ce qu’il importe de remarquer, c’est que l’école des économistes circonspects se borne à mettre l’opinion et le Gouvernement en garde contre l’emballement de l’économie et les dangers de l’inflation, sans manifester d’inquiétude réelle au sujet du maintien de la prospérité régnante. Ils estiment nécessaire de prévoir des paliers mais ils ne croient pas davantage que les optimistes à une récession dans un avenir proche. Il existe d’ailleurs un arsenal de mesures préventives qui pourraient être déclenchées pour prévenir la course en spirale ascendante des prix et des salaires. Une preuve de vigilance a été donnée récemment par les interventions du Président lui-même pour empêcher les industries de l’acier, de l’aluminium et du cuivre d’augmenter leurs tarifs. Il a, d’autre part, en présentant son projet de budget aux Chambres, le 24 janvier dernier, tempéré l’optimisme triomphant de son discours du 12 janvier, admis que la nation, quelle que soit sa prospérité, ne peut pas atteindre immédiatement tous ses objectifs et reconnu qu’il avait dû ralentir l’exécution de certains projets générateurs de bien-être ; mais il a néanmoins maintenu l’essentiel de ses plans de « Grande Société ».
C’est là un facteur qui compte dans la politique des États-Unis, un facteur de modération ; car, si le Président accorde aux problèmes des relations internationales plus d’intérêt qu’on ne l’a dit, il est certain que son dessein de créer une Amérique plus belle, mieux organisée, où l’instruction sera plus répandue et plus poussée et les conditions de vie meilleures, lui tient fort à cœur. Or ce sont là des programmes très coûteux : les lois qu’il a fait voter par le Congrès pour secourir les régions déshéritées, lutter contre la pauvreté, assurer l’aide médicale aux vieillards et aux indigents, et surtout pour développer le réseau des collèges, des écoles et des universités, comportent, dans l’ensemble, des allocations qui se chiffrent déjà par des milliards de dollars, et qui devront s’accroître.
Mais il est des dépenses plus lourdes et qui sont un facteur indispensable de la confiance sous-jacente à la politique étrangère des États-Unis. Le budget militaire de 1966-67 est en augmentation, il atteint la somme fantastique de 58 milliards de dollars ; et cela, non seulement en raison de la guerre du Vietnam mais aussi, et surtout, pour ne pas mettre en péril cet élément capital de sécurité qu’est, aux yeux du peuple américain, la marge de supériorité que le pays s’est assurée sur la puissance militaire des Soviets. Dans le dernier programme de budget américain on trouve beaucoup de projets d’armes nouvelles, une fusée intercontinentale plus puissante, le Minuteman III ; un second porte-avions atomique qui était réclamé à grands cris par la Marine ; des avions rapides F 111, qui remplaceront les bombardiers pourtant redoutables qui tapissent de bombes certaines zones du Vietnam ; un nouvel avion de transport géant. Tout cela s’ajoute aux dépenses que nécessite le maintien des engins de guerre atomique existants, fusées intercontinentales Minuteman II ; fusées Polaris, en attendant le développement d’une super-fusée Poseidon pour les sous-marins. Le Secrétaire à la Défense Mac Namara annonçait récemment que l’époque n’était pas très éloignée où la Chine tout entière relèverait, malgré son immensité, de la menace nucléaire américaine.
Une revue complète des charges que portent les États-Unis devrait inclure en bonne place l’Amérique latine, d’autant plus qu’au cours des derniers mois le drame de Saint-Domingue leur a valu de voir de nombreux milieux étrangers tomber sur eux à bras raccourcis. D’autre part, la Conférence tricontinentale qui vient de se tenir à Cuba a relié la propagande castriste en Amérique latine au mouvement mondial inspiré par les puissances de l’Est, et, en particulier, par l’U.R.S.S. qui a tenu le haut du pavé à Cuba ; mais, quelles que soient les inquiétudes et les obligations des États-Unis dans cette partie du monde, elles n’ont pas d’influence directe — au moins pour le moment — sur leur politique européenne.
On ne peut pas en dire autant, en revanche, des formidables problèmes de l’Asie. Quel que soit l’angle sous lequel on les aborde, l’Europe tout entière, et plus particulièrement divers États européens, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, et, bien entendu, l’U.R.S.S. y sont intéressés ; leurs rapports avec l’Amérique en sont déjà et en seront influencés dans l’avenir. Au centre de ces problèmes, la Chine et la question de l’équilibre en Asie. On pourrait arguer que le péril n’est pas immédiat et que bien des raisons s’opposent à ce que la Chine, même nantie de quelques bombes atomiques et en dépit de ses effectifs gigantesques, puisse passer de la parole, dont elle use largement, aux actes ; c’est exact. Les menaces se sont tout de même concrétisées aux frontières de l’Inde et les autorités de Pékin se rappellent énergiquement, d’autre part, à l’attention du monde occidental ; le Maréchal Lin Piao, Ministre de la Défense, évoquait en septembre dernier, dans un article fleuve, la victoire certaine de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine, symboliquement assimilées aux « campagnes » négligées, sur les « villes », les pays industriels et riches, dont il ne paraissait pas exclure l’U.R.S.S. Ce sont des menaces qui ne sont pas ignorées. Le Secrétaire à la Défense Mac Namara indiquait récemment à l’OTAN les dangers que les bombes chinoises pourraient faire peser dans deux ans sur le sud-est asiatique : l’Inde et le Siam en particulier.
Ce qui frappe en la matière, c’est que les États-Unis et l’U.R.S.S. paraissent porter le même intérêt au maintien de l’équilibre des forces en Asie. On en a eu la preuve récemment par l’attitude de ces deux pays envers l’Inde qui, par sa masse, représente, avec le Japon, un poids indispensable à cet équilibre. Le 18 septembre dernier, quand la Chine, qui maintient un certain nombre de divisions aux frontières de l’Himalaya, tenta de faire sentir sa pression dans le conflit du Cachemire, elle reçut le même jour deux avertissements très sérieux, l’un du Secrétaire d’État Dean Rusk, l’autre de Moscou où l’Agence Tass l’accusa d’hystérie guerrière. À la même époque, les Soviets lançaient des appels à la paix entre le Pakistan et l’Inde, politique couronnée de succès le 11 janvier dernier à Tachkent, quand le Premier Ministre de l’Inde et celui du Pakistan acceptèrent de mettre fin aux hostilités et signèrent un accord sous l’égide de Kossyguine. Or, quelques jours plus tard Kossyguine se trouvait à New Delhi pour les funérailles du Premier Ministre Shastri ; il y rencontrait le Vice-Président des États-Unis Humphrey et le Secrétaire d’État Rusk ; et, bien qu’on n’ait rien publié sur leur entrevue, on peut tenir pour certain que le médiateur russe n’a pas été blâmé pour les résultats qu’il avait obtenus.
De l’autre côté du continent, à la même époque, le premier personnage de l’U.R.S.S., le chef du parti communiste Brejnev, concluait à Oulan-Bator un traité soviéto-mongol. Cet accord atteste l’attention que porte l’U.R.S.S. aux frontières de la Sibérie orientale où elle n’a réussi à établir que 12 millions d’habitants, à proximité des masses du peuple qui se vante d’être le seul capable de vivre et de prospérer également près du Pôle et sous l’Équateur. Il faut se rappeler la virulence des attaques que le Kuomintang de Sun Vat Sen conduisait avant la guerre contre les « traités inégaux » imposés à la Chine par l’Occident quand on sait que ces protestations visaient aussi les territoires annexés par les Tsars dans la région de l’Amour. Les querelles idéologiques ne sont pas les seules qui inquiètent Moscou.
De l’autre côté du vaste continent asiatique, nous trouvons les mêmes préoccupations chez les Américains ; dans cette partie du globe, ils ont des accords avec le Japon, le Siam, les Philippines, la Nouvelle-Zélande, l’Australie notamment ; mais des appuis européens seraient les bienvenus ; or, il y a une Puissance occidentale à propos de laquelle on parle à cette occasion d’« allié-clé », la Grande-Bretagne qui, malgré l’effondrement de son empire colonial, entend maintenir, même sous un Ministère travailliste, sa présence dans l’Océan indien et dans le Sud-Est asiatique. En décembre dernier le Premier Ministre Wilson s’est engagé à Washington à défendre ces positions traditionnelles ; c’est une décision qui pose à son gouvernement des problèmes graves, depuis Aden jusqu’à Singapour, au moment où il se propose de réduire ses dépenses militaires. Comment seront maintenues ou remplacées les bases de l’Angleterre dans cette région où elle entretient encore 90 000 hommes ? Les Ministres britanniques des Affaires étrangères et de la Défense viennent d’en discuter ces semaines dernières à Washington. Le résultat de leurs négociations n’est pas connu ; mais il semble bien que la solution sera cherchée soit dans un accroissement des subsides américains aux dépenses militaires britanniques, soit dans une substitution de moyens militaires américains à ceux que supprimerait la Grande-Bretagne. Quoi qu’il en soit, un accord sera réalisé.
Ces considérations sur l’équilibre recherché en Asie, tant par les États-Unis que par la Russie, auront une très grande importance dans l’avenir. Pour le moment, les conséquences en sont réduites à cause du Vietnam où l’U.R.S.S. et les États-Unis sont en violente opposition. Un personnage important du régime soviétique, Chelepine, se rendait à Hanoï à l’époque où Kossyguine était à Tachkent et Brejnev à Oulan-Bator et annonçait publiquement un soutien total au Gouvernement du Vietnam du nord. Beaucoup d’observateurs croient que les Soviets représentent néanmoins à Hanoï un élément de modération, qu’ils seraient assez contents qu’il y eût un règlement entre les deux antagonistes ; c’est possible, mais ce sont des spéculations qui ne reposent actuellement sur rien de connu.
Qu’adviendra-t-il au Vietnam ? La position américaine a été définie, une fois de plus, dans les déclarations du Président Johnson au début de l’année, devant les deux Chambres du Congrès. « Nous resterons au Vietnam, disait-il, jusqu’à ce que cesse l’agression ; nous resterons parce qu’une nation qui a le sens de la justice ne peut abandonner à la cruauté de ses ennemis un peuple qui a gagé sa vie et son indépendance sur notre promesse solennelle… Nous resterons parce qu’en Asie et dans le monde entier il y a des pays dont l’indépendance présente et future repose, dans une large mesure, sur la confiance qu’ils mettent en la protection américaine ; et nous n’entendons pas abandonner l’Asie à la conquête ». En même temps, il faisait ressortir que « les États-Unis recherchent la paix ; qu’ils ne souhaitent pas imposer leur domination économique, et à plus forte raison militaire, au Vietnam… qu’ils sont en faveur des Accords de Genève de 1954 et de 1962 ; qu’ils se rendront à toute salle de conférences et discuteront toutes propositions possibles ». Il ajoutait : « Nous retirerons nos troupes dès que le Vietnam du sud se verra sérieusement garantir le droit de déterminer lui-même son avenir ». C’est la limite que les Américains sont décidés à ne pas franchir : obtenir pour le Vietnam méridional des garanties sûres qu’il ne tombera pas sous la domination communiste. En attendant, les choses en restent là ; l’offensive de paix qui s’est développée du Vatican jusqu’à New York, aux Nations Unies, n’a pas donné de résultat. Les Américains construisent au Vietnam, à Danang, à Ankhe, à Bien Hoa, des bases et des ports formidables ; un des plus grands ports de l’Asie, avec un luxe de moyens fantastiques ; et, récemment, on parlait, dans les couloirs du Sénat, de porter les effectifs américains jusqu’à 400 000 hommes. C’est une guerre impopulaire certainement, contre laquelle prennent parti des membres influents du Congrès, divers milieux des États-Unis ; mais la position gouvernementale est jusqu’à nouvel ordre, soutenue par la majorité du peuple et du Congrès. (1)
Cela nous ramène à l’Europe ; nous avons rencontré dans le sud-est asiatique des raisons du solide accord anglo-américain ; une divergence de vues avec la France, qui s’est manifestée avec netteté au Conseil des Nations-Unies où elle a été rendue publique ; une des causes essentielles de discorde avec l’U.R.S.S., celle qui, avec divers aspects du problème allemand, s’oppose au développement de la coexistence pacifique entre les deux pays géants.
La coexistence pacifique, doctrine officielle et hautement proclamée du bolchevisme qui en fait remonter l’origine à Lénine, avait été acceptée par John Kennedy après qu’il eût obligé Khrouchtchev à faire machine arrière à Cuba. Lyndon Johnson a repris ce thème. Il avait été, l’année dernière, jusqu’à inviter MM. Brejnev et Kossyguine à visiter les États-Unis et annoncé en même temps l’intention de « jeter des ponts avec les pays de l’Est » ; pour cette politique il aurait, disait-il, l’appui à la fois du monde du travail et du patronat.
Ces perspectives ne se sont pas élargies, c’est le moins qu’on puisse dire, pendant les derniers mois. Il faut tout de même signaler, en dehors de l’entente tacite qui a paru se réaliser lors du conflit indo-pakistanais, le désir commun à l’U.R.S.S. et aux États-Unis de mettre sur pied un traité contre la prolifération des armes atomiques. Le négociateur américain à la Conférence des Dix-Sept, à Genève, William Foster, déclarait avant de se rendre en Suisse qu’un accord contre la dissémination « semble si évidemment être de l’intérêt à la fois de l’Union soviétique et des États-Unis qu’il peut paraître surprenant qu’ils aient été incapables de conclure un tel accord ». Entre les projets des deux puissances des différences subsistent ; mais l’obstacle principal surgit quand on aborde la question allemande.
La réunion des deux Allemagnes et la prise de position de l’Allemagne fédérale dans la question des armes nucléaires sont deux problèmes majeurs pour les pays européens aussi bien que pour l’Amérique. Sur le premier, la réunion des deux Allemagnes, la position des Alliés n’a pas varié, ils veulent l’obtenir par l’exercice du droit d’auto-détermination. Cette solution est-elle possible aujourd’hui ? Qu’elle intervienne dans l’avenir, l’histoire passée de l’Allemagne, depuis Frédéric II jusqu’au drame qui entraîna la disparition du Couloir de Dantzig, montre qu’une force puissante pousse à se réunir ses tronçons séparés. Mais c’est une réunion pacifique qu’envisagent les Alliés et il est évident que l’U.R.S.S., dans sa méfiance invétérée à l’égard de notre voisin de l’Est, n’est pas disposée à se séparer de la République démocratique allemande. Nous n’en sommes plus à l’époque stalinienne, quand, avant même la fin de la guerre, l’U.R.S.S. ne cachait pas son ambition de se constituer un glacis de sécurité englobant les pays de l’Europe centrale qu’elle a bolchevisés depuis lors. Les armes nucléaires ont changé les conditions dans lesquelles s’affrontent les deux blocs, mais l’intégration économique a été poussée très loin dans le bloc oriental et, à défaut de considérations stratégiques, l’idéologie unit à l’U.R.S.S. cette ceinture de pays satellites, même si leur fidélité s’accompagne aujourd’hui de plus d’esprit d’indépendance.
La coexistence pacifique qu’envisagent les Soviets s’établirait sur la base du statu quo, chacun demeurant cantonné dans ses doctrines et dans ses frontières. C’est avec les progrès de la coexistence, l’Allemagne fédérale étant solidement intégrée dans une Europe unie et donnant ainsi toutes garanties contre une action unilatérale, que pourraient reprendre les contacts qui conduiraient éventuellement à la réunion des Allemands.
Autre difficulté : la participation de l’Allemagne à la défense nucléaire ou, plus exactement, aux décisions à prendre dès la phase préparatoire. Le Chancelier et son Gouvernement affirment leur respect absolu des engagements pris, qui interdisent à leur pays de fabriquer ou d’expérimenter des armes nucléaires. Mais la revendication allemande n’en a pas moins été exprimée nettement par le Chancelier dans un discours qui fit quelque bruit l’an dernier ; il rappelait que l’Allemagne apporte à l’Alliance occidentale, face à l’Est, la plus forte de toutes les contributions militaires, qu’elle n’a néanmoins aucune voix au chapitre en ce qui concerne la défense nucléaire dont dépend sa sécurité et il demandait que fût réparée cette injustice. Je ne crois pas personnellement qu’il faille méconnaître le côté psychologique de cette revendication. Pendant la longue préparation à Genève, avant 1931, de la Conférence du Désarmement il apparaissait clairement que le Reich, obligé de subir les limitations imposées par le Traité de Versailles, souffrait dans son amour-propre de ne pas voir ses voisins, et la France en particulier, se soumettre eux aussi à des réductions d’armement que ni le Gouvernement ni l’État-Major français n’étaient disposés à accepter, tant que des règles strictes de sécurité, donnant toutes garanties de paix, n’auraient pas été établies. Sans doute retrouve-t-on aujourd’hui quelque chose de ce sentiment d’humiliation dans les revendications allemandes.
Pour tenter de surmonter ces difficultés, ainsi que les oppositions entre Alliés en matière atomique, les autorités américaines ont envisagé une solution dans le cadre atlantique, le projet de force multilatérale de surface, la M.L.F., que Londres a amendé par l’adjonction de sous-marins nucléaires, et qui est devenu la « Force nucléaire atlantique » ; sans que ces suggestions soient officiellement mises au rancart, leurs chances paraissent, pour le moment, des plus faibles. Le Secrétaire américain à la Défense, Mac Namara, s’est rabattu, en attendant, sur la création d’un Comité nucléaire de l’Alliance Atlantique qui accueille l’Allemagne dans le plus important des trois sous-comités qu’il a formés ; création qui indique la direction dans laquelle des États-Unis cherchent une solution, mais qui ne donne pas satisfaction à la France, et certainement pas davantage à l’U.R.S.S. En revanche, la position germano-américaine est nette ; elle a été clairement exprimée à la suite du voyage du Chancelier Ehrard à Washington en décembre dernier. Les deux interlocuteurs ont été d’accord que la République fédérale allemande et les autres partenaires de l’Alliance devraient avoir une participation appropriée dans la défense nucléaire ; note a été prise des deux côtés que les ministres de la Défense d’un certain nombre de pays de l’OTAN ont commencé des discussions sur la possibilité d’améliorer les rapports nucléaires au sein de l’Alliance, ce qui est une manière délicate de désigner le Comité et les Sous-Comités Mac Namara, sans souligner la dissidence de la France ; et enfin les deux pays joindront leurs forces pour empêcher la dissémination des armes nucléaires et arriver à un traité à cet égard.
Si ces résolutions indiquent bien quels sont les rapports germano-américains, elles n’éliminent pas les obstacles sur lesquels a buté jusqu’à présent la politique envisagée. En ce qui concerne la prolifération des armes atomiques, la Conférence des Dix-Sept à Genève montrera s’il est possible de surmonter l’objection soviétique à une participation allemande quelconque à la défense nucléaire ; l’adhésion de l’U.R.S.S. et des pays socialistes à un traité qui ne sanctionnerait pas l’ostracisme de l’Allemagne, demeure douteuse. En cas de succès, celle des autres pays qui ont déjà signé le Traité de Moscou contre les explosions nucléaires — y compris l’Angleterre — pourrait être considérée comme acquise ; il resterait encore à obtenir celle de la Chine et aussi de la France. Le problème des armes atomiques à l’intérieur de l’Alliance Atlantique n’est, en effet, pas résolu. La puissance nucléaire des États-Unis a été longtemps, et est encore, le bouclier de l’Occident, mais il y a maintenant deux autres forces atomiques dans l’Ouest européen et la France a largement contribué à accréditer l’idée, aujourd’hui admise, que l’Amérique ne pouvait plus conserver le monopole des décisions en ces matières. Aussi est-il généralement reconnu qu’il serait hautement désirable de mettre sur pied une politique commune des États-Unis et de l’Europe occidentale dans ce domaine ; mais nous sommes loin du compte. Ce sont les mois à venir qui diront si les membres de l’Alliance Atlantique sauront dégager entre eux les lignes d’une solution collective et s’ils demeureront tous unis dans cette recherche.
L’examen de la situation mondiale et de la politique des États-Unis fait ressortir l’importance de leur entente avec l’Europe. En dépit de leur richesse et de leur puissance, les difficultés qu’ils rencontrent en Extrême-Orient, dans le Pacifique, dans l’Océan indien en face de la Chine, les efforts d’expansion du communisme en divers points du globe, le développement de leurs rapports avec la Russie, tout les ramène à ne pas s’isoler du Vieux Continent. Mais il faut bien voir que, dans leur esprit, le moyen de mieux forger cette entente réside dans le maintien et le développement de l’Alliance Atlantique, et, comme ils le disent très volontiers, de la Communauté Atlantique poussée jusqu’aux frontières de l’Est ; John F. Kennedy avait, à cet égard, donné le ton lui-même en allant à Berlin déclarer : « Ich bin ein Berliner ». Son successeur a proclamé maintes fois les mêmes convictions, la nécessité de la confiance mutuelle et d’une étroite collaboration militaire et économique entre les États-Unis et l’Europe. Plus explicite encore a été le Secrétaire d’État Dean Rusk en ce qui concerne le sens de l’évolution de l’Alliance. Il n’est pas inutile de citer ce qu’il avait dit à ce sujet l’an dernier à Bruxelles, dans un discours public : « Nous ne pouvons comprendre, aux États-Unis, la renaissance de la conception d’indépendance absolue en ce qui concerne les questions au sein du Monde Libre… Nos peuples voient très clairement maintenant que leurs intérêts, que la souveraineté nationale devait jadis préserver, sont mieux assurés par une action collective. Nous savons, et nos peuples savent, qu’il ne saurait exister de souveraineté absolue dans le monde d’aujourd’hui ». Les déclarations des différents représentants américains aux réunions de l’OTAN ne démentent pas cette prise de position. On peut en conclure sans crainte d’erreur que, dans les discussions à venir au sujet de l’Alliance Atlantique, les États-Unis, partant de la constatation qu’elle a rempli son rôle, atteint ses objectifs, préservé la paix et que l’opposition entre l’Est et l’Ouest n’a pas disparu, même si elle est moins virulente, soutiendront qu’il n’y a pas de raison pour modifier profondément les engagements pris et la façon dont ils ont été mis en œuvre. À leurs yeux, le Pacte Atlantique comportait, en vertu de ses clauses mêmes, le développement de l’organisme d’exécution qu’est l’OTAN. Ils demeurent favorables à l’intégration des forces alliées dans le système collectif de Défense ; ils n’estiment pas que cette Défense doive s’organiser par des traités bilatéraux ; il y a certainement, de ce point de vue, divergence d’opinions entre Washington et Paris.
Les États-Unis demeurent convaincus que la sauvegarde des libertés démocratiques, en même temps que les chances d’organiser la coexistence avec l’Est, reposent sur l’existence de deux solides piliers de paix de part et d’autre de l’Atlantique, sur l’alliance entre deux partenaires égaux, qu’exprimait le « Partnership » de John Kennedy. C’est sur la base de cette égalité que peuvent et doivent se dérouler les négociations entre les États européens et leur associé du Nouveau Monde. Elles ne porteront pas uniquement sur les questions militaires, les problèmes économiques et financiers y joueront un grand rôle. Les États-Unis voudraient voir couronner de succès les pourparlers pour des abaissements tarifaires qui vont se poursuivre à Genève sous le nom de « Kennedy Round » et qui ont été retardés par la crise du Marché commun. Nantis d’une balance commerciale créditrice de plus de 5 milliards de dollars, mais obérés de lourdes dépenses extérieures, ils militent maintenant parmi les protagonistes de l’expansion du commerce mondial. Des conversations financières se poursuivent aussi entre les dix principales Puissances pour répondre aux critiques formulées contre le rôle du dollar dans les règlements de comptes internationaux. Toutes ces négociations seront longues et difficiles. Il ne faut pas oublier néanmoins que, malgré la prospérité prodigieuse des États-Unis, l’Europe occidentale ne les aborde pas sans atouts. Au cours des dernières années, son revenu national a augmenté de 280 millions de dollars, ce qui est un joli denier ; elle est encore, à cet égard, en retard de 250 millions de dollars sur les États-Unis, mais le but, certainement accessible pour une Europe unie, doit être de ne pas voir cette différence s’élargir encore. Elle est criante dans certains cas, celui, par exemple, de la recherche scientifique fondamentale et appliquée ; les États-Unis peuvent lui consacrer annuellement plus de 100 milliards de francs actuels, davantage que les quatre grands pays occidentaux et le Japon réunis ; c’est dans la voie d’accords que résident les solutions de problèmes aussi importants pour notre avenir ; accords entre Européens, comme le soulignaient récemment les experts de l’O.C.D.E. réunis à Paris en janvier dernier mais accords aussi avec le partenaire d’Outre-Atlantique. Si ce partenaire peut être tenace et dur en affaires, il n’en est pas moins toujours ouvert aux négociations, et l’entente avec l’Europe mérite de sa part des sacrifices.
En ce qui concerne les problèmes qui regardent les Européens seuls, les États-Unis ne chercheront pas à exercer de pressions. Ils ont été trop accusés de vouloir se mêler de nos affaires, au temps de la Communauté européenne de défense, pour s’exposer de nouveau de gaîté de cœur à ce reproche ; il faut noter également que leur Gouvernement et leur Président lui-même n’ont pas montré d’impatience devant les controverses qui ont pu se faire jour au sujet de l’OTAN ou de certaines questions économiques et financières. Mais si la voie est ouverte aux négociations et, par conséquent, aux accords, il faut se rendre compte que la politique européenne des États-Unis, dans les circonstances actuelles, ne semble pas devoir subir de modifications profondes. Ils estiment qu’elle a de solides appuis dans plusieurs capitales, de ce côté-ci de l’Océan, et qu’ils peuvent en conséquence placer des espoirs confiants dans l’avenir de la Communauté Atlantique. ♦
(1) La Conférence d’Honolulu entre le Président des États-Unis et le Gouvernement vietnamien, tenue au début de février, a confirmé, dans l’ensemble, les prises de position américaines définies ci-dessus, en ajoutant un très Important programme de rénovation économique, de reconstruction et de réorganisation du Vietnam.