Institutions internationales - Les États-Unis et les Nations unies - La Grande-Bretagne et la Communauté européen - Soucis pour la Grèce - L'Otan et les armes nucléaires
Tandis que le Conseil atlantique et le Secrétariat international de l’Otan se préparaient à quitter définitivement Paris, la Commission des Communautés européennes précisait comment, à ses yeux, se pose le problème de la candidature britannique au Marché commun, et la session de l’Assemblée générale des Nations unies permettait aux ministres des Affaires étrangères de définir, au-delà des problèmes immédiats, leurs conceptions du rôle de cette organisation.
Les États et les Nations unies
L’Assemblée générale des Nations unies n’a jamais résolu aucun problème, mais elle a toujours permis aux ministres des Affaires étrangères d’exposer des vues générales qui, au-delà des problèmes de stricte actualité, définissent des positions de principe. Il vient d’en être ainsi, et de cette confrontation indirecte se dégagent plusieurs enseignements.
Personne ne s’attendait à ce que les États-Unis et l’Union soviétique parviendraient à un accord à propos du Vietnam, ni que cette session créerait une situation plus favorable aux entreprises de paix. Mais MM. Rusk et Gromyko ne se sont pas contentés de cet affrontement stérile. Sans être démenti par M. Gromyko, M. Rusk a pu dire que l’URSS et les États-Unis seraient en mesure de soumettre « dans un assez bref délai » à l’Assemblée générale leur projet conjoint de traité sur la non-prolifération des armements nucléaires (traité qui, dans l’esprit de ses initiateurs, complète le Traité de Moscou d’août 1963 sur l’interdiction des essais nucléaires). Les deux ministres se sont en effet mis d’accord sur les garanties exigées par certains pays membres de l’Euratom, problème plus politique que technique, auquel les experts de Genève n’avaient pu jusqu’ici trouver une solution.
Mais la non-prolifération des armements nucléaires n’est pas le seul terrain de rencontre possible entre les États-Unis et l’URSS. Leur entente occulte va bien au-delà. C’est ainsi qu’il semble que MM. Rusk et Gromyko aient convenu de se tenir informés des intentions réciproques de leurs gouvernements à propos des livraisons d’armes au Moyen-Orient, et certains ont même pu, sans recevoir un démenti officiel, affirmer que MM. Rusk et Gromyko s’étaient engagés à maintenir à un niveau peu important leurs livraisons d’armes aux États arabes et à Israël.
Il apparaît ainsi que c’est par l’intermédiaire des Nations unies que les États-Unis et l’URSS veulent essayer de faire admettre leurs vues sur les problèmes importants – vues qui résultent non d’une convergence d’idées, mais d’une communauté d’inquiétudes. L’alliance occulte de Washington et de Moscou contre une modification du rapport des forces nucléaires est l’un des facteurs fondamentaux des relations internationales. Les deux gouvernements voudraient faire des Nations unies l’instrument de cette alliance. S’ils y parvenaient, d’une part ils ne seraient pas accusés de réaliser un « nouveau Yalta », d’autre part ils éviteraient les affrontements à l’Assemblée générale ou au Conseil de sécurité, où ils ne peuvent pas ne pas défendre des positions de principe souvent inconciliables.
L’attitude française est bien différente, et le discours prononcé par M. Couve de Murville mérite à cet égard une particulière attention. Évoquant la situation du Moyen-Orient, M. Couve de Murville a notamment déclaré : « … Il faut un courage égal et autant de perspicacité ou de vues d’avenir pour surmonter une victoire que pour surmonter une défaite. C’est dire aussi que pour chacun la tâche sera rude et l’effort prolongé. C’est dire qu’il n’est pas imaginable que ce grand concert des Nations qu’est notre organisation puisse s’en désintéresser, puisse ne pas s’efforcer d’apporter, un concours sous toutes les formes qu’il est loisible de concevoir. Quel fait peut d’ailleurs mieux en témoigner que les discussions qui vont maintenant s’engager à nouveau et qui se poursuivront, sans aucun doute, année après année ? Donner son expression à l’opinion mondiale, prêter ses moyens, notamment en personnel, pour les tâches nécessaires de surveillance, de contrôle ou de liaison, formuler des suggestions raisonnables, en cherchant non certes à contraindre, mais à persuader, telle nous paraît être, dans la circonstance, la mission des Nations unies. Rien ne sera possible à cet égard sans un accord entre les principales puissances, car nous savons bien que si certaines d’entre elles s’opposent demain comme elles se sont opposées hier, toute action serait vaine, en admettant même qu’elle fût concevable ».
À propos du Moyen-Orient, cette proposition procède de l’idée qui avait été présentée dans l’été, à savoir une réunion des quatre « Grands ». Mais elle va très au-delà, car elle pose le problème des relations entre les États et les Nations unies, relations qui concernent des États souverains et une Organisation qui, en dépit de certains pouvoirs d’intervention, ne dispose pas d’une autorité supranationale. Le Conseil de sécurité avait été conçu par la Charte de San Francisco comme devant permettre et exprimer l’accord des Grandes Puissances, et c’est la raison pour laquelle chacun des cinq « Grands » disposait d’un droit de veto : toute décision du Conseil impliquait ainsi l’unanimité de ses membres. Lors du déclenchement de la guerre de Corée, le fonctionnement du Conseil de sécurité se trouva bloqué par le veto soviétique, et pour obtenir une intervention qui fût celle des Nations unies et non celle des États-Unis, le gouvernement américain obtint le transfert à l’Assemblée générale de certaines des prérogatives du Conseil de sécurité. En transférant ainsi plusieurs des pouvoirs d’un organisme restreint à un organisme infiniment plus large, les États-Unis atteignirent leur objectif, mais, en même temps, les grands problèmes se trouvèrent portés à la tribune d’une Assemblée qui possède quelques-uns des défauts les plus graves du parlementarisme.
Il serait peut-être abusif de prétendre qu’en mettant l’accent sur la nécessité d’un accord des principales puissances, M. Couve de Murville a voulu demander un retour à la lettre de la Charte de San Francisco. En fait, il a simplement tiré les conséquences d’une réalité que personne ne peut songer à nier : les Nations unies reflètent plus qu’elles ne déterminent l’évolution des relations internationales. Durant la guerre froide, elles furent l’un des théâtres du grand affrontement Est-Ouest. Elles ne peuvent aider à renforcer la coexistence pacifique que si les grandes puissances s’entendent pour leur faire jouer le rôle qui est le leur et s’entendent aussi entre elles sur les grandes lignes des solutions à apporter aux problèmes en discussion. Pour diverses raisons, les Nations unies ne peuvent pas prendre les décisions relatives à la guerre et à la paix : ces décisions sont du ressort des gouvernements, et les Nations unies ne parviendront à l’efficacité que chacun souhaite qu’à la condition que les principales puissances bâtissent entre elles les accords indispensables au maintien ou au rétablissement de la paix. Il ne s’agit pas de faire du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de simples chambres d’enregistrement des décisions des « Grands », il s’agit de hiérarchiser les responsabilités des États et de l’organisation internationale.
Cette session de l’Assemblée générale s’est ouverte dans une atmosphère de grand désenchantement. Les grandes et les moyennes puissances se rendent compte que, dans l’état actuel des choses, l’ONU ne peut guère être plus qu’une spectatrice. Quant aux petites puissances, qui voyaient naguère dans l’ONU un protecteur efficace, elles se rendent compte de leur faiblesse et de leur impuissance dans un monde où la force et la violence tendent encore souvent à faire la loi…
La Grande-Bretagne et la Communauté européenne
Ce désenchantement contraste très sensiblement avec les réactions suscitées par le rapport dans lequel la Commission européenne (qui a remplacé, depuis le 1er juillet 1967, les exécutifs des trois Communautés : Marché commun, CECA, Euratom, et que préside M. Jean Rey) a défini les conditions dans lesquelles à son avis, pourraient s’engager des négociations sur l’admission de nouveaux membres dans la Communauté européenne.
Le Conseil des Ministres des « Six » se trouve, ainsi que l’a indiqué son président, M. Schiller, devant trois séries de problèmes :
– la préparation de l’union douanière ;
– l’élargissement du Marché commun par l’adhésion éventuelle de la Grande-Bretagne, de la Norvège, du Danemark et de l’Irlande ;
– l’étude de la fusion des trois Communautés, c’est-à-dire des trois Traités distincts qui continuent à régir le Marché commun, l’Euratom et la CECA (ce dernier problème ayant été posé pour la première fois par le gouvernement français, qui a mis en lumière le lien logique entre la fusion des institutions et celle des Communautés).
Mais toute l’activité européenne reste dominée par les prochaines discussions sur la candidature britannique. À cet égard, le rapport de la Commission constitue un événement. Le gouvernement anglais ne pourra rien trouver à redire à l’analyse des fonctionnaires de Bruxelles. Ceux-ci concluent, en effet, à l’obligation juridique et politique de donner suite à la demande anglaise d’entrer dans le Marché commun. Mais, en même temps, le rapport prend à son compte les objections sérieuses et vraies que le général de Gaulle avait soulevées.
De ce rapport, on peut ici souligner plusieurs conclusions :
• La Grande-Bretagne devra fournir un considérable effort d’adaptation pour entrer dans le Marché commun, et elle doit, dès l’ouverture des négociations, donner des indications précises sur les mesures qu’elle entend prendre pour mener à bien cette tâche.
• Il faudrait notamment, pour qu’une Europe élargie puisse tirer parti du potentiel technologique et scientifique du Royaume-Uni, que des engagements nouveaux, non prévus actuellement par les traités, soient pris entre les futurs partenaires pour mettre en commun leurs ressources et coordonner leurs politiques et leur action dans ce domaine.
• Les problèmes que devra résoudre la Grande-Bretagne, si elle veut entrer dans le Marché commun, tiennent d’abord à la structure même de l’économie anglaise, ensuite à la place privilégiée de la livre sterling dans le système monétaire international, enfin, mais dans une moindre mesure, aux liens économiques que la Grande-Bretagne a noués avec certains pays du Commonwealth.
• Les difficultés structurelles que la Grande-Bretagne devra surmonter sont liées, soit à un défaut dans la répartition des ressources (orientation défectueuse des investissements, obstacles au progrès de la productivité, etc.), soit aux charges économiques, monétaires ou financières que la Grande-Bretagne a héritées de son passé et que lui vaut sa position internationale (ce qui renvoie, au moins partiellement, au problème de la livre).
• En dépit des efforts accomplis depuis deux ans pour redresser la situation, celle-ci n’a fondamentalement pas changé, et tous les éléments restent en place pour le retour de nouvelles crises. La deuxième source d’inquiétude provient du fait de l’existence de balances sterling considérables à l’extérieur, c’est-à-dire d’avoirs détenus en devises par des personnes privées : ces avoirs sterling peuvent être sujets à de brusques à-coups qui pourraient menacer sérieusement la stabilité de la monnaie.
• Un rythme de croissance de 3 % d’ici à 1970 est excessif pour la Grande-Bretagne si elle veut maintenir à peu près un fragile équilibre de la balance des paiements.
Il est en outre évident qu’en aucun cas la politique agricole commune ne saurait être remise en cause, que la Grande-Bretagne et les autres pays candidats devront accepter non seulement le tarif extérieur commun mais toutes les règles qui vont être mises en application pour une mise en œuvre uniforme dans tous les pays membres de ce tarif extérieur commun. Enfin, pour limiter au maximum les risques d’affaiblissement de la cohésion communautaire, trois séries de précautions doivent être prises :
— les règles institutionnelles actuelles, notamment en ce qui concerne le vote majoritaire, doivent être affirmées de nouveau ;
— le cadre juridique et institutionnel des politiques communes devrait être adopté immédiatement par les nouveaux adhérents, notamment en ce qui concerne la politique agricole commune ;
— des règles très strictes doivent être adoptées pour la période transitoire. Celle-ci doit être exactement la même pour tous les nouveaux adhérents. S’il peut y avoir un échelonnement des négociations, il ne faut pas qu’il y ait échelonnement des adhésions.
À Londres, ce rapport de la Commission a été jugé très « sévère ». À première vue, ce rapport est inacceptable pour l’Angleterre, car il annonce la fin d’un empire, celui du sterling. Mais M. James Callaghan, Chancelier de l’Échiquier, qui n’était pas laissé dans l’ignorance des travaux de la Commission, a voulu faire savoir qu’il ne s’opposait pas à ses conclusions. Dans Le Monde du 26 septembre, prenant prétexte de la Conférence monétaire de Rio de Janeiro, il écrivait : « L’opinion de la grande majorité des informateurs bien informés dans la Communauté et de ceux qui sont au fait de nos affaires est que la position du sterling comme monnaie internationale ne constitue pas un obstacle aux désirs de la Grande-Bretagne d’entrer dans la Communauté ».
Et il précisait : « En ce qui concerne le rôle du sterling, nous sommes prêts pour un changement. Naturellement, cela est subordonné à la condition importante que les intérêts des détenteurs de sterling soient sauvegardés… De telles lignes d’action pourraient finalement aboutir à la création d’une monnaie européenne commune, dans laquelle toutes nos monnaies, y compris le sterling, seraient englobées ».
Ces phrases répondent aux propositions de la Commission. Celle-ci propose, en effet, que la livre abandonne son rôle de monnaie de réserve, et qu’en échange celui-ci soit joué par une monnaie européenne valable pour les dix pays et susceptible, du même coup, d’avoir un jour la force et le prestige du dollar. Dans une de nos précédentes chroniques, nous indiquions que ce problème d’une monnaie européenne ne tarderait pas être posé. Il est aujourd’hui posé.
Telles sont les conditions que les experts apolitiques de la Commission européenne posent à l’entrée de la Grande-Bretagne et de trois autres pays dans le Marché commun. Ces experts ne pouvaient toutefois pas négliger le problème politique. Ils l’ont signalé avec beaucoup de diplomatie : « L’adhésion d’États dont les traditions politiques d’équilibre et de démocratie sont aussi anciennes et aussi profondes présente, du point de vue politique, un intérêt pour les Communautés, tant en ce qui concerne leur développement interne que l’exercice de responsabilités accrues dans la vie internationale ».
Le problème de l’adhésion britannique se trouve ainsi « relancé ».
Soucis pour la Grèce
La Commission n’a pas pu, dans le même temps, ne pas se soucier de l’évolution en Grèce, et, le 27 septembre, elle a pris une décision revenant à bloquer le fonctionnement normal de l’accord d’association entre la Grèce et la Communauté économique européenne. Elle a en effet donné un avis défavorable à un projet de prêt de la Banque européenne d’investissements (BEI) à la Grèce. Le contrat portait sur une somme de 10 millions de dollars (50 M de francs) et intéressait la construction d’une route en Crète. Au terme du protocole financier conclu entre la CEE et la Grèce, la Communauté devait normalement, d’ici à octobre prochain, prêter encore 55 M$ à l’économie hellène.
Cette décision est de nature exclusivement politique, et manifeste la répugnance de la Commission à collaborer avec le régime autoritaire installé à Athènes. La Commission, organe à vocation essentiellement économique et technique, est évidemment consciente de se trouver par cette dernière action dans une situation délicate, mais elle a préféré assumer une responsabilité qu’elle estimait ne pouvoir porter, quitte à encourir plus tard les critiques de certains.
L’Assemblée du Conseil de l’Europe s’est, elle aussi, préoccupée de la Grèce – mais s’est contentée de charger l’un de ses membres de mener une enquête et de présenter un rapport à la prochaine session, en janvier 1968…
L’Otan et les armes nucléaires
Dans ce même temps, les sept ministres de la Défense qui forment le comité de planification nucléaire de l’Otan se sont réunis à Ankara, sous la présidence de M. Brosio, secrétaire général de l’Otan. Officiellement, il s’agissait d’une réunion « de routine ». En fait, les discussions ont été dominées par la décision du gouvernement américain de mettre en place un réseau de missiles antimissiles (cf. dans ce numéro, l’article de Jacques Vernant : « Politique et diplomatie – Washington et les “anti-engins” »).
En dehors de cette décision américaine, le comité de planification nucléaire a étudié à nouveau le plan d’utilisation des champs de mines (les ADM : Atomic Demolition Mines) à disposer le long de certaines frontières, soit que les pays qui les possèdent s’estiment menacés à titre personnel, soit que l’Otan, au nom de la défense commune, les juge particulièrement exposés. Mais tout ceci « ne va pas très loin », et il ne peut en être autrement aussi longtemps que l’Otan n’aura pas été a repensée ».
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Tels sont les éléments marquants de l’activité des principales organisations internationales au cours des dernières semaines. Il est évident que cette activité est dominée par le dépôt du rapport de la Commission européenne sur la candidature britannique au Marché commun, mais le discours prononcé par M. Couve de Murville devant l’Assemblée générale des Nations unies pourrait permettre à certains gouvernements non, certes, de demander une réforme de l’ONU mais de mieux comprendre à quelles conditions l’ONU peut répondre à ce que l’on attend d’elle.