Conférence prononcée à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 8 décembre 1968.
L’expansion maritime de l’URSS
« Le pavillon des forces navales soviétiques flotte aujourd’hui sous toutes les latitudes sur des eaux jusqu’alors traditionnellement considérées comme chasses gardées des forces navales britanniques et américaines ». Cette déclaration de l’amiral Kasatonov, commandant en chef adjoint de la marine soviétique, pour orgueilleuse qu’elle fût au moment de sa proclamation il y a deux ans déjà, reflète aujourd’hui une vérité difficilement contestable.
Au cours des vingt dernières années, l’ours russe des steppes continentales a mis les pieds dans l’eau, il a appris à nager, et se trouve aujourd’hui aussi à l’aise en plein océan qu’au milieu de la taïga sibérienne. En moins de dix ans, l’U.R.S.S. a atteint le deuxième rang parmi les puissances maritimes du globe, derrière les États-Unis mais loin devant la Grande-Bretagne.
Il n’est pas sans intérêt d’essayer de définir comment s’exerce aujourd’hui ce qui apparaît comme une sorte d’« impérium » maritime, c’est-à-dire d’essayer de déterminer pourquoi et comment l’Union Soviétique, qui ne peut renier son rôle de parangon du communisme universel, s’efforce précisément d’acquérir une maîtrise de toutes les composantes de la puissance maritime à l’échelle mondiale.
Cette politique maritime ambitieuse, qui est peut-être l’un des faits nouveaux les plus importants de cette seconde moitié du XXe siècle, s’appuie sur quatre éléments essentiels :
— un programme océanographique inégalé ;
— une flotte marchande parmi les plus importantes du globe ;
— une flotte de pêche la plus grande et la plus moderne du monde ;
— enfin, une marine de guerre puissante, dont les bâtiments de haute mer ultra-modernes n’ont d’égaux que ceux de la marine américaine.
Le programme océanographique
Si l’on veut saisir d’emblée l’intérêt que les Soviétiques portent aux choses de la mer, il suffit de considérer le programme de recherches qu’ils ont entrepris sur la totalité du globe, dans toutes les profondeurs océaniques. Ce programme revêt un double aspect, à la fois purement scientifique et militaire, sans qu’on puisse établir une frontière entre les deux objectifs puisque la connaissance de la mer et du milieu marin est aussi indispensable aux civils qu’aux militaires.
Le nombre des navires de recherche, qu’il s’agisse de navires hydrographes, océanographes, d’observation météorologique, de télémesure spatiale ou d’autres bâtiments spécialisés, est supérieur à celui des bâtiments remplissant des missions analogues dans tous les autres pays du monde réunis. Très conscients de l’importance des données océanographiques pour le déploiement de leurs forces de surface, les Russes n’ignorent pas non plus que la connaissance des courants, des fonds, de la salinité, de la température, de la vie des profondeurs, est essentielle pour les opérations de leurs sous-marins. Cette connaissance est indispensable également à la navigation, à la pêche, et en général à l’exploitation des sept dixièmes de la superficie du globe recouverts par les eaux.
Ce n’est pas un hasard enfin, si ces activités dites scientifiques sont axées sur les focales mondiales du trafic maritime que sont Gibraltar, Panama, Malacca ou Suez avant sa fermeture ! Car les navires de recherche scientifique ont une autre mission, secondaire peut-être, mais certaine, de recueil de renseignements plus directement militaires. Outre l’exploration systématique de la mer, les Russes s’efforcent en effet de compléter leurs connaissances sur les forces navales des adversaires éventuels, en exerçant à leur encontre une surveillance attentive, tant électronique que visuelle, et qui revêt un caractère absolument systématique. Pour remplir cette mission, ils utilisent aussi des bâtiments spécialisés, à l’allure de chalutiers, devenus aujourd’hui les très fidèles compagnons des marines alliées dans leurs exercices et dans leurs évolutions. Ils observent à loisir les manœuvres des flottes de l’OTAN, repèrent les fréquences radar et sonar, mesurent les champs magnétiques et, bien entendu, photographient les bâtiments.
La marine marchande
Dans les dernières années du siècle passé, le capitaine Mahan pouvait dire à l’École de Guerre navale américaine : « …Le trafic maritime de la Russie est peu important… On ne rencontre que rarement son pavillon ; on ne peut donc absolument pas considérer la Russie comme puissance maritime ».
Jusqu’à la fin de la grande guerre patriotique, c’est-à-dire la guerre 1941-1945, le gouvernement des Soviets n’avait rien fait pour démentir Mahan et ne s’était pas sensiblement intéressé aux transports maritimes. Cependant, lorsque l’économie russe eut atteint un certain degré de complexité, ce même gouvernement prit conscience que nul pays au monde, U.R.S.S. comprise malgré son immensité, ne peut trouver dans les limites de son territoire la totalité des ressources énergétiques ou agricoles suffisant entièrement au développement de son économie, et nul pays ne peut se passer des services qu’offre la mer pour l’acheminement des produits qui font défaut à son industrie.
Parallèlement, il n’est pas douteux que les Russes prirent aussi conscience du rôle stratégique déterminant des grandes flottes marchandes alliées au cours de la Seconde Guerre mondiale.
C’est alors que dès 1945, le maître du Kremlin entrevoyant déjà l’affrontement avec le monde capitaliste, le gouvernement soviétique, conscient de la dépendance économique qui risquait de devenir la sienne, fit porter son effort lors du IVe plan quinquennal sur la remise en état et la modernisation des ports et des chantiers. Ce programme était si important que ce n’est qu’à partir de 1950 que ces mêmes chantiers purent commencer à produire des constructions neuves. Entre-temps, la soudure avait été faite par des navires cédés grâce à la loi prêt-bail ou récupérés sur l’ennemi.
En 1956, Khrouchtchev, rejoignant en cela les visées de Pierre le Grand, engage son pays, demeuré jusque-là par son histoire, par sa nature, et surtout par tradition, une puissance continentale classique, dans une politique globale de puissance maritime. En outre, naît une nouvelle orientation politique le jour où l’U.R.S.S. s’aperçoit que pour réaliser ses buts il lui faut aider et soutenir largement le Tiers-Monde, sur les plans politique et économique. Les dirigeants soviétiques établissent alors des plans à long terme dont les étapes essentielles sont marquées par trois chiffres :
— 8 000 000 tonneaux en 1965,
— 12 000 000 tonneaux en 1970,
— 25 000 000 tonneaux en 1980.
Si le programme pouvait paraître ambitieux il y a dix ans, il faut bien reconnaître qu’actuellement rien n’indique qu’il ne sera pas réalisé. En 1980, les Russes ne seront pas loin de disposer de la flotte marchande la plus vaste, la plus moderne, la plus diversifiée du globe.
Aujourd’hui en tout cas on peut affirmer que le tonnage marchand des Soviétiques s’établit à 12 000 000 de tonneaux, dont environ 55 % de cargos, 35 % de pétroliers et 10 % de paquebots. Actuellement la marine marchande de l’U.R.S.S. se place au 6e rang quant au tonnage (1), et elle est en outre la plus jeune du monde : près de 75 % de ses navires ont moins de dix ans, alors qu’il y en a seulement 45 % dans la marine marchande britannique. Les cargos, d’un tonnage généralement modeste, sont de plus en plus spécialisés : à côté des cargos pour fret sec on trouve des charbonniers, des minéraliers, des porteurs de bois, des cotonniers, des navires frigorifiques, des bananiers. Beaucoup d’entre eux sont spécialement construits pour naviguer dans les glaces.
Les pétroliers ont encore, pour les plus récents, un tonnage limité à 62 000 t, ce qui est peu par rapport aux navires géants lancés actuellement dans le monde : c’est que l’U.R.S.S. est bridée par la capacité d’accueil insuffisante de ses ports qui ne peuvent accepter les navires d’un tirant d’eau supérieur à dix ou onze mètres.
Quant aux lignes de transports de passagers, alors que les marines occidentales se voient contraintes de réduire le nombre des paquebots en service, les paquebots soviétiques sont de plus en plus modernes et luxueux : ils concurrencent la Cunard sur l’Atlantique Nord avec la ligne régulière Leningrad-Montréal, ils transportent les touristes en Atlantique et en Méditerranée, comme en Baltique ou en mer Noire.
Il n’existe que peu de routes commerciales qui ne soient fréquentées par les navires soviétiques : l’U.R.S.S. commerce aujourd’hui avec plus de soixante pays, en utilisant ses propres navires. On en voit en n’importe quel point de l’Asie, de l’Afrique, de l’océan Indien, de la Méditerranée, des Antilles, de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud.
Il vaut la peine d’approfondir les raisons d’un tel déploiement : s’il est vrai que les contraintes commerciales ont imposé à l’Union Soviétique un accroissement de sa flotte marchande, il n’en demeure pas moins que le développement prodigieux dont elle a fait et continue à faire l’objet depuis quelques années répond à un ensemble d’impératifs économiques certes, mais aussi politiques, et même militaires.
Les impératifs économiques sont pour la plupart évidents : d’abord, et malgré l’amélioration des réseaux routiers et ferroviaires en U.R.S.S., le transport maritime coûte moins cher. L’économie réalisée peut atteindre 45 % sur certains parcours. En second lieu, le commerce extérieur maritime soviétique a augmenté de 200 % en dix ans. Mais dans le même temps l’U.R.S.S. a développé ses importations dont le volume actuel a atteint le premier rang dans le monde, devant celles du Royaume-Uni. Or il est évident que pour un pays quel qu’il soit l’augmentation des échanges commerciaux, si elle ne s’accompagne pas d’une augmentation correspondante des capacités de fret, place ce pays sous une dépendance croissante de l’étranger. Or c’est précisément ce qui était en train d’advenir à l’U.R.S.S. lorsqu’elle fut contrainte, à partir de 1968, d’acheter du blé dont une grande partie était livrée dans les ports soviétiques par des navires étrangers. Cette situation entraîna une hausse des frets qui ne manqua pas de peser sur sa balance des paiements, montrant ainsi sa vulnérabilité aux fluctuations du taux mondial des frets.
La leçon ne fut pas perdue et l’U.R.S.S. développa alors un effort de constructions navales qui lui permet d’ores et déjà d’entrer en concurrence directe avec les pays occidentaux et de pratiquer un dumping systématique et généralisé. Le 15 octobre dernier, le délégué du Comité central des Armateurs de France a pu en donner quelques exemples précis : les ristournes atteignent 20 % sur les lignes Europe-Grands Lacs, 50 % sur les lignes Moyen-Orient-Inde, de 40 à 70 % sur les lignes Europe-Amérique centrale. « Les tarifs soviétiques sont absolument injustifiables du point de vue commercial », déclarait tout récemment un porte-parole de l’Association britannique des armateurs.
Les nations occidentales commencent à s’inquiéter sérieusement des conséquences possibles de l’intrusion soviétique. Les Lloyds, qui font autorité en la matière, n’hésitent pas à considérer la marine marchande soviétique comme un « défi formidable dont le but est d’accaparer le transport des marchandises ».
C’est ici qu’apparaissent les impératifs politiques. Les Russes, en effet, sont parfaitement avertis des crises et des conflits que traversent les transports maritimes de l’Occident : c’est la brèche par laquelle ils espèrent pénétrer et l’on peut craindre qu’ils n’y parviennent. Si l’intérêt et le prestige de l’Union Soviétique exigent qu’elle soit indépendante des autres nations pour le transport de ses importations et de ses exportations, ils exigent aussi que le pavillon rouge s’impose à toutes les nations commerçantes, et surtout à celles qui ont récemment accédé à l’indépendance.
L’U.R.S.S. est en train de conquérir une position qui ne peut que favoriser ses visées impérialistes à l’égard de ces nations. Le développement des relations économiques fait ressortir à l’évidence le rôle primordial d’une flotte marchande comme instrument idéal de pénétration politique. C’est ainsi que la marine marchande soviétique peut intervenir immédiatement dans le déroulement d’une crise politique particulière ; certes le dénouement de celle de Cuba en 1962 ne fut pas un succès pour l’U.R.S.S., mais il peut en être autrement demain au cas où l’attitude des dirigeants soviétiques s’avérerait beaucoup moins prudente que ne le fut celle de Khrouchtchev devant la fermeté du président Kennedy. Les Soviétiques seront en outre équipés de moyens de portée accrue et leur puissance maritime désormais globale pourrait tenter de ruiner le monopole occidental d’un produit particulier, par abaissement des prix à leur guise. Une manœuvre de ce genre fut tentée en 1961 lorsque l’U.R.S.S. vendit du pétrole à des prix de dix à vingt pour cent inférieurs aux prix mondiaux. On mesure quelles pourraient être les conséquences d’une telle manœuvre si elle s’appliquait au transport de produits considérés comme stratégiques par les nations occidentales.
Enfin, une vaste marine marchande fournit aussi à l’U.R.S.S. les moyens d’exporter à l’étranger, avec l’aide militaire et économique, l’idéologie, facilitant ainsi la mainmise politique. Les agents ou les produits soviétiques n’ont plus à suivre des itinéraires détournés ou clandestins : il suffit au régime communiste d’utiliser les routes maritimes du globe encore libres, pour établir des têtes de pont, et y faire passer avec les marchandises, les mots d’ordre ou même les armes.
Dans une telle perspective l’économie devient la servante des impératifs militaires : ainsi les cargos et les bateaux de pêche qui sont la propriété de monopoles d’État et qui d’ailleurs peuvent aisément être transformés, le cas échéant, en bâtiments militaires auxiliaires, sont utilisés pour des missions de surveillance et pour l’entraînement des personnels de la marine de guerre à la navigation dans des eaux que, pour l’instant, les bâtiments de guerre estiment opportun d’éviter. Enfin ces navires assurent les transports d’armes et d’équipements à destination des pays du Tiers-Monde.
La flotte de pêche
Si le régime communiste a obtenu dans le domaine industriel des succès dont il peut légitimement être fier, par contre, dans le domaine de l’agriculture, il a toujours éprouvé des difficultés certaines. Ces insuccès en matière agricole ne sont sans doute pas étrangers au fait que l’Union Soviétique se soit tournée vers la mer pour trouver le complément nécessaire à son alimentation.
Déjà ayant la guerre, la production de la pêche atteignait 1,5 million de tonnes dont le tiers au moins provenait des importantes ressources ichtyologiques à proximité des côtes russes, en Baltique, en mer de Barentz et dans le Pacifique nord. Après la guerre, ces ressources étaient devenues insuffisantes pour assurer le haut niveau de production souhaité. Il fallut donc rechercher au loin d’autres fonds poissonneux, c’est-à-dire entreprendre des campagnes de plusieurs mois nécessitant du même coup la solution des problèmes liés à la conservation et au transport des prises, liés également au ravitaillement des flottilles de pêche.
Aujourd’hui, la flotte de pêche soviétique dépasse 6,5 millions de tonneaux, elle capture chaque année plus de cinq millions de tonnes de poisson. C’est la flotte de loin la plus importante et la plus moderne du monde. De l’Arctique au golfe de Guinée, de Terre-Neuve au Rio de la Plata, du détroit de Behring à l’Antarctique, les flottilles russes sont présentes sur toutes les mers du globe.
Ces flottilles sont généralement articulées autour de navires usines dont les plus grands atteignent parfois 45 000 tonnes, capables eux-mêmes de transporter de six à quinze petits chalutiers d’une cinquantaine de tonnes, dotés d’une puissance électrique suffisante pour alimenter une ville de 100 000 habitants. En période normale, de 400 à 500 navires de pêche sont concentrés dans l’Atlantique nord. Ils vont se ravitailler à La Havane où une base a été spécialement construite avec des capitaux et l’aide de techniciens soviétiques. C’est dire assez que cette flotte de pêche, comme la marine marchande, fournit un autre moyen à la pénétration du communisme et est utilisée également à des fins politico-militaires évidentes telles les possibilités de repérage et de contrôle des activités maritimes occidentales déjà signalées. Mais surtout, et l’on n’y songe peut-être pas suffisamment, les sonars utilisés, pour la détection des poissons peuvent aussi sans doute détecter des objectifs plus gros. Il n’est donc pas impensable d’imaginer que Moscou connaît presque aussi bien que Washington le déploiement des sous-marins Polaris américains. Comme a pu le dire une commission sénatoriale américaine, les flottilles de pêche soviétiques sont effectivement « rôdeuses et voraces ».
La marine de guerre
Dernier élément de la puissance maritime, la marine de guerre soviétique a vu depuis moins de vingt ans une expansion si extraordinaire qu’il n’est plus rare que la presse lui accorde quelques colonnes à la une.
Bien sûr l’histoire nous dit que l’existence d’une puissante marine russe n’est pas un fait absolument nouveau. Toutefois, si depuis deux siècles on a vu la Russie s’efforcer, à plusieurs reprises, d’entretenir des forces maritimes non négligeables, l’intérêt porté à ces forces par les gouvernements qui se sont succédé n’a cependant jamais été régulièrement soutenu : c’est ainsi qu’en moins d’un siècle le pays a pu être envahi trois fois par des éléments venus de la mer. En Crimée en 1854, en Mandchourie en 1904, en Crimée encore en 1920, et jamais les forces navales russes n’ont été en mesure de s’opposer à ces débarquements.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale les Soviétiques, en dépit de leurs 250 sous-marins en 1941, n’ont pas pu mener les opérations offensives qu’un tel outil semblait mettre à leur portée, ou plutôt ils n’ont jamais envisagé que la marine pût être utilisée autrement qu’en soutien de l’Armée Rouge ; pratiquement cette marine n’a été employée que pour couvrir la retraite des forces terrestres vers le Caucase ou le retour offensif de ces mêmes forces.
Après 1945, si l’on en juge par les programmes navals entrepris, il semble que les Russes n’aient pas tiré les conclusions des enseignements évidents de la guerre navale, tant dans l’Atlantique que dans le Pacifique, à savoir qu’une puissance militaire, si grande soit-elle, ne peut s’exercer à plein rendement qu’en se déployant aussi à travers les océans. Et pourtant peu après la fin de la guerre la séparation des vainqueurs en deux camps opposés semblait bien alors confirmer le dogme léniniste de l’inévitabilité de la guerre contre les pays capitalistes. À cette époque, l’effort soviétique porte presque exclusivement sur la construction de sous-marins disposant d’un rayon d’action seulement moyen : les sous-marins de la classe W, incapables de mener une lutte à outrance à l’échelle planétaire, contre le trafic marchand ennemi. Et cependant les Soviétiques s’étaient vus attribuer de grands sous-marins allemands, beaucoup mieux adaptés aux longues croisières lointaines et ils auraient pu les reproduire.
Cette politique navale alors subordonnée à une conception stratégique essentiellement continentale, s’explique aisément si l’on admet que les Russes, décidément peu portés vers la mer, faisaient alors reposer leur sécurité sur la vaillante Armée Rouge. Dans cette optique les forces navales avaient pour seule tâche de défendre les côtes derrière lesquelles l’Armée Rouge réputée invincible était en mesure de repousser tout adversaire.
Ce n’est que vers 1950 que l’Union Soviétique commença à se tourner résolument vers la mer.
Deux raisons essentielles s’offrent à l’explication d’une telle évolution, à savoir la double nécessité d’aller d’une part prospecter les territoires abandonnés par les nations colonialistes occidentales, et d’autre part contenir le plus loin possible un adversaire qui disposait de l’arme atomique. C’est ainsi qu’on a pu voir, parallèlement au développement de l’arme nucléaire en U.R.S.S., l’édification d’une marine capable de porter cette arme sur les mers.
La réalisation de ce programme fut progressive. Outre les sous-marins porteurs de torpilles, à tête classique puis nucléaire vers 1955, la plupart des bâtiments de surface qui apparurent dès 1950 étaient parfaitement classiques, très inspirés des réalisations allemandes de la guerre. Cette flotte très conventionnelle et sans prétention véritablement offensive a surtout permis d’entraîner et d’amariner le personnel nombreux qui devait utiliser l’outil, proprement soviétique celui-là, que l’U.R.S.S. a commencé à forger à partir de 1958. Les réalisations scientifiques dans les domaines de l’atome et des engins ont en effet permis, vers le milieu des années 50, d’envisager d’équiper des navires avec des fusées nucléaires, donnant de la sorte aux forces navales une capacité jusque-là réservée aux seules forces aériennes. L’état d’avancement de ce programme permettait à l’amiral Gorschkov, commandant en chef de la Marine, d’affirmer dès 1967 que la flotte soviétique était désormais partie intégrante des forces offensives stratégiques.
Comment se présente cette marine ? D’abord des forces de surface dont l’originalité et la puissance résident de plus en plus dans les missiles dont elles sont équipées. Ces missiles, ou engins, sont de deux types, ou peut-être même trois : des engins surface-surface de 500 kilomètres de portée environ, des engins surface-air capables d’intercepter tout assaillant éventuel, et enfin peut-être des engins capables d’aller détruire à grande distance les sous-marins détectés.
Les tableaux suivants montrent comment se présente aujourd’hui la marine soviétique face aux bâtiments de surface et aux sous-marins des trois plus grandes marines occidentales.
Bâtiments de surface
Types de bâtiments |
U.S.A. |
U.R.S.S. |
G.-B. |
FRANCE |
Porte-avions d’attaque |
18 |
0 |
3 |
0 |
Porte-avions légers ou porte-hélicoptères |
20 |
2 |
4 |
4 |
Bâtiments lance-engins surface-surface |
0 |
18 |
0 |
0 |
Bâtiments lance-engins surface-air |
67 |
13 |
8 |
6 |
Destroyers classiques |
585 |
163 |
92 |
40 |
Sous-marins
Types de bâtiments |
U.S.A. |
U.R.S.S. |
G.-B. |
FRANCE |
Sous-marins armés d’engins balistiques : à propulsion nucléaire à diesel |
41 0 |
12 29 |
4 0 |
2 0 |
Sous-marins armés d’engins aérodynamiques : à propulsion nucléaire à diesel |
0 0 |
27 20 |
0 0 |
0 0 |
Sous-marins d’attaque : à propulsion nucléaire à diesel |
52 66 |
20 259 |
5 43 |
0 21 |
Enfin une aéronautique navale organique, appartenant en propre à la marine, qui est pilotée par des marins entraînés aux opérations au-dessus de la mer. Cette aéronautique navale dispose de chasseurs qui peuvent protéger les navires dans la limite de leur rayon d’action à partir des côtes. Elle dispose aussi, et surtout, d’appareils à long rayon d’action qui peuvent non seulement éclairer les forces de surface et sous-marines, mais qui transportent également des engins air-sol de portée supérieure à deux cents kilomètres destinés à l’attaque des navires ennemis. Ces avions couvrent bien sûr toute la Méditerranée, mais aussi une bonne moitié de l’Atlantique ou du Pacifique.
Ainsi donc l’U.R.S.S. s’est construit une magnifique flotte de combat, et elle ne cesse d’accroître son potentiel offensif. Malgré le peu de dispositions que le peuple soviétique semble avoir montré dans le passé pour les choses de la mer, il a donc su se doter, lorsqu’il l’a voulu, d’un instrument propre à faire réfléchir les plus forts. Sans parler d’hostilités dans lesquelles cet instrument pourrait porter des coups décisifs, force est bien de reconnaître que sa possession par l’Union Soviétique donne au Kremlin la possibilité de jouer à son tour, si le besoin s’en fait sentir, la politique des canonnières.
Conclusion
Ainsi, l’exploration systématique des mers et des océans de l’Arctique à l’Antarctique, motivée assurément par des considérations scientifiques, mais combien justifiée aussi par des nécessités stratégiques, le développement d’une marine marchande gigantesque qui assure sa pénétration commerciale, idéologique et même militaire dans les zones dépendant exclusivement du transport maritime, qui réduit sa dépendance du monde libre et lui permet par voie de conséquence d’économiser des devises, qui lui fournit en même temps un instrument de pression économique contre l’Occident, l’entretien sur toutes les mers du globe de flottilles de pêche innombrables qui assurent l’alimentation de son peuple mais qui aussi renseignent le commandement sur les mouvements du trafic maritime adverse, enfin le déploiement à l’échelle mondiale de forces navales armées d’engins, en mesure d’assurer sa défense, mais également de participer, le cas échéant, à une offensive stratégique, en tout cas d’appuyer, par la menace qu’elles font peser, les desseins de sa politique, tous ces éléments illustrent les activités multiples sur mer de l’empire soviétique.
Il y a bien eu Pierre le Grand et Catherine II, les épisodes de Navarin et de Sinope, mais la Russie est restée généralement absente des activités maritimes internationales. C’est seulement depuis 1945 que l’U.R.S.S. a pris conscience de la nécessité — pour une nation visant à jouer un rôle sur la scène mondiale — d’y participer le plus largement possible. Elle est devenue l’une des premières puissances maritimes mondiales.
Dans le domaine stratégique, l’impact nouveau de la puissance navale soviétique a contraint les Occidentaux à réviser leur doctrine et leur tactique. Même si dans le contexte de la coexistence pacifique l’hypothèse d’un conflit mondial apparaît peu probable, l’existence de forces de surface, sous-marines et aéronavales, armées d’engins nucléaires, déployées sur tous les océans du globe, est un facteur dont le monde fibre, qui veut le rester, n’a pas le droit de sous-estimer l’importance capitale.
La liberté des mers est effectivement vitale pour les nations occidentales et pour le système d’alliances sur lequel repose leur sécurité. La supériorité nucléaire de ces nations, fondée aujourd’hui en grande partie sur le contrôle des océans, a pu jusqu’ici non seulement empêcher la guerre, mais aussi contenir l’expansion du communisme dans le monde. Mais si la Russie Soviétique ajoute à son énorme puissance terrestre une puissance maritime considérable, c’est-à-dire si elle acquiert la capacité, par la mer, de projeter sa puissance à l’échelle du globe, alors la mise devient formidable. Par-delà le problème propre de ce qu’il est convenu d’appeler la dissuasion, c’est tout le problème de la confrontation internationale, militaire, bien sûr, mais aussi politique, qui se trouve bouleversé, et auquel alors nous risquons de ne plus trouver de solution.
Concurremment à cette poussée militaire soviétique sur mer, s’exerce simultanément une poussée économique très puissante. Déjà l’irruption d’une nouvelle partie prenante sur le marché des frets internationaux est inquiétante. Elle prélude à une lutte économique sans pitié. Sommes-nous préparés à nous défendre ?
Il est certain que l’Union Soviétique, au cours des prochaines années, s’efforcera d’utiliser au mieux les ressources offertes par une puissance maritime, qu’elle a su forger en vingt ans, pour se donner les meilleures chances de triompher dans la formidable course qu’elle a engagée contre les pays capitalistes.
Ainsi ce pays, dont les activités sur mer, pour spectaculaires qu’elles eussent été parfois, n’avaient jamais cependant revêtu qu’un caractère somme toute marginal, donne aujourd’hui au monde un exemple frappant d’une véritable mutation : la Russie, grande puissance essentiellement continentale à travers les siècles, devient aussi une grande puissance maritime. ♦
(1) Alors qu’en 1962 l’U.R.S.S. n’était qu’au 11e rang. La France, avec 6 700 000 tx, occupe aujourd’hui le 10e rang.