Le virage
Emmanuel Berl a consacré sa vie au journalisme et à la littérature, mais il s’est aussi essayé à l’histoire et au roman, non sans succès puisqu’il a reçu en 1967 le Grand prix de Littérature de l’Académie française.
Lorsqu’à l’âge de 80 ans un auteur doué d’un tel talent et riche d’une telle expérience se transforme en philosophe et réfléchit sur les problèmes les plus graves de notre temps « et se met à regarder le monde avec un surcroît de gravité », on ne saurait trop lui prêter attention.
Il ne cache pas qu’il avait mis jadis son espoir dans la révolution, mais aujourd’hui il croit plus à la mutation pour accomplir la nécessaire transformation sans laquelle notre espèce ne saurait survivre. Par là, certes, il se déclare en quelque façon solidaire des auteurs de mai 1968 mais il s’en distingue aussi singulièrement puisqu’il ne cache pas qu’il « (prend) plus au sérieux la démographie et la pollution que les livres de M. Marcuse ».
Mutation ou virage, peu importe le mot par lequel désigner ce phénomène inéluctable qui affectera notre civilisation et même l’humanité. En toute bonne foi, l’auteur se refuse à assigner une quelconque direction à cette mutation sinon celle qui tournera le dos à « la croissance pour la croissance » et à la massification.
Ce qui est certain pour Emmanuel Berl, c’est qu’elle affectera les comportements et les valeurs. Notons encore, ce qui va dans le même sens, que « malgré Freud, malgré M. Monod, malgré Nietzsche, il n’est pas impossible que Dieu sommeille ». Il donnerait même des signes d’éveil… Nous suivrons volontiers l’auteur sur ce terrain. Il n’en sera pas de même lorsqu’il affirme que la nation et la famille sont l’une et l’autre malades et en voie, elles aussi, de mutation ou de remplacement par d’autres groupes sociaux : il se peut, mais on ne voit pas lesquels et le gouvernement du monde, heureusement, ne se profile pas encore à l’horizon ! ♦