Rapallo. Naissance d’un mythe
Cette thèse de doctorat s’attache à analyser et à expliquer le comportement de la « communauté politique » française dans une situation qui bouleversa les priorités qu’elle s’était fixées sur le plan extérieur et qui constituait un défi au système de valeurs auquel elle se référait à l’intérieur. Depuis 1919, la France souhaitait la consolidation du Traité de Versailles, et elle s’efforçait de mettre sur pied un système d’alliances continentales pour remplacer l’alliance russe par un nouveau « contrepoids à l’Est ». Cette politique reposait sur le maintien d’un front uni des vainqueurs de la Grande Guerre, et elle supposait que ni l’Allemagne ni la Russie ne sortent trop rapidement de leur isolement pour redevenir des grandes puissances européennes. Pour l’Angleterre, au contraire, un règlement européen supposait la participation de ces deux pays à la restauration des activités économiques du continent. Paris céda devant Londres. En avril 1922, les puissances européennes se rencontrèrent à Gênes pour remettre sur pied les échanges économiques du continent, avec la participation de l’Allemagne et de la Russie, qui faisaient ainsi leur rentrée dans le concert européen. Cette conférence échoua, mais elle entre dans l’histoire en raison d’un événement qui se déroula en marge des négociations officielles : à Rapallo, à quelques kilomètres de Gênes, l’Allemagne et la Russie signèrent un accord de reconnaissance diplomatique et de coopération économique.
Après avoir minutieusement analysé les diverses forces qui aboutirent à la conférence de Gênes et à l’accord de Rapallo, et les réactions françaises, Mme Bournazel écrit : « Il n’y a pas beaucoup de points communs entre le fait historique du 16 avril 1922 et le mythe auquel il a donné naissance. Par son contenu, le traité de Rapallo ne justifie pas toutes les émotions qu’il a suscitées et n’équivaut nullement à une alliance politico-militaire par laquelle l’Allemagne de Weimar et la Russie soviétique auraient amorcé leur commune revanche ». Cette observation répond bien à la réalité des faits. Il n’en est pas moins vrai que, contre le traité de Versailles, la Russie rassembla les ressentiments des peuples abattus ou affolés par la défaite, en rappelant avec Lénine, attentif lecteur de Clausewitz, que « la signature d’un traité n’est qu’un moyen de refaire ses forces ». Une communauté d’intérêts se créa ainsi entre l’Union soviétique et les pays les plus touchés par la guerre, les Russes s’engageant aux côtés des peuples qui n’acceptaient que contraints et forcés non seulement le traité de Versailles, mais la défaite qu’il avait concrétisée pour eux. Ils essayèrent de porter la fièvre insurrectionnelle en Allemagne, leur échec ne devant pas les empêcher de rechercher l’alliance de la république allemande. Dans le même temps, le rêve d’une alliance russe et de l’espace eurasique hantait bon nombre de cerveaux allemands. Mais on n’avait pas confiance dans la durée du bolchevisme, et l’on célébrait comme une héroïque croisade l’aventure baltique de van der Goltz. Les Allemands ne devaient pas cesser d’être en proie à cette phobie et à ce désir contradictoires de la Russie, « grande inconnue » qui les attirait et les troublait à la fois.
Le traité de Rapallo ne justifiait pas que l’on rappelât Yorck von Wartenburg neutralisant l’armée prussienne alliée de Napoléon face aux Russes en 1802, ni les Saxons lâchant l’Empereur dix mois plus tard à Austerlitz, ni Bismark et sa politique de contre-assurance à l’Est. Il n’en éclairait pas moins les conséquences de la position géographique de l’Allemagne, entre l’est et l’ouest du continent, et c’est sans doute pour cela qu’il a été évoqué lors des premiers développements de l’Ostpolitik de Willy Brandt. Le livre de Mme Bournazel aide à comprendre cette réaction, en même temps qu’il éclaire l’un des grands moments de l’histoire de l’Europe issue du traité de Versailles. ♦