Plaidoyer pour l’Europe décadente
L’œuvre de Raymond Aron, dont la carrière, selon sa propre expression, a alterné « entre l’érudition et le journalisme, entre la philosophie de l’histoire et la polémique d’actualité ». abonde depuis L’opium des intellectuels jusqu’à Histoire et dialectique de la violence en dénonciations de la mystification marxiste et de la propension des intellectuels à se laisser prendre au piège du « sinistrisme » : ils décrient la démocratie qui leur assure le maximum de liberté sinon de prospérité et ils chantent les louanges d’un marxisme auquel plus personne ne croit à l’Est et qui y a échoué de façon éclatante sur tous les plans sauf celui de la mise sur pied de forces armées dont la puissance excède d’ailleurs largement les besoins de défense des régimes socialistes.
C’est non seulement à ces intellectuels que s’adresse à nouveau Raymond Aron mais à tous ceux, civils et militaires, qui seraient tentés de croire qu’en donnant prochainement leurs voix à la coalition socialo-communiste ils vont confier le pouvoir à une nouvelle catégorie de dirigeants qui saura adapter le marxisme aux besoins de la France et fera évoluer la société française vers plus de justice et plus d’équité. C’est là « l’éternelle illusion des socialistes » qui croient pouvoir concilier marxisme et libertés, collectivisation, dirigisme planificateur et compétitivité des entreprises.
Chaque fois que l’Europe occidentale traverse une crise – et c’est le cas actuellement du fait du dérèglement du système monétaire mais aussi et surtout de la démesure des aspirations libérales, de la dégradation des valeurs morales et du principe d’autorité – la tentation marxiste se fait plus forte.
Pour lutter contre cette tentation et montrer sur quelle base erronée repose aujourd’hui le marxisme, il faut en démonter la théorie et en faire apparaître le prophétisme camouflé en lois historiques pseudo-scientifiques que l’histoire n’a nullement confirmées, que seuls les coups de force de Lénine et la dictature de Staline ont imposé comme vérités d’évangile. Qu’en reste-t-il en fait sinon ce que l’auteur appelle une « idéocratie », c’est-à-dire une idéologie morte au nom de laquelle une classe de privilégiés gouverne en prétendant incarner le prolétariat. Qu’a-t-elle produit ? Rien d’autre qu’un centralisme bureaucratique pesant, une industrialisation arbitraire, irrationnelle et coûteuse que seule explique la volonté de puissance.
Certes, nombre de socialistes et même de communistes rejettent ce soviétisme comme inadapté aux besoins de la société occidentale. Leur doctrine se résume dans ce que Raymond Aron appelle « la vulgate » du marxisme dont le principe essentiel consiste dans le refus de l’économie de marché, de la « forme-marchandise », c’est-à-dire l’échange entre deux agents économiques libres de leur choix. Un communisme européen qui rejetterait cette « vulgate » n’est pas concevable, et d’ailleurs son succès constituerait inévitablement une menace pour l’imperium soviétique. C’est bien ce qui s’est produit en 1968 en Tchécoslovaquie et c’est pourquoi bon ordre a été mis aussitôt à l’expérience du printemps de Prague.
La deuxième partie de l’ouvrage vise à convaincre les Européens de la supériorité économique de leurs régimes démocratiques alors que l’expérience soviétique demeure encore aujourd’hui la plus spectaculaire faillite de l’histoire. Lénine et ses successeurs, fascinés par le modèle de l’économie de guerre allemande et par la nécessité de doter d’abord la Russie paysanne et arriérée d’une industrie puissante, ont privilégié au-delà de la normale l’accumulation du capital dans le secteur I, celui des biens de production, ne laissant au secteur II, celui des biens de consommation, que les ressources disponibles après satisfaction des besoins prioritaires du secteur I.
En admettant qu’un gouvernement de programme commun évite de tels excès, l’application de la « vulgate » marxiste en France entraînerait d’abord une désorganisation totale de l’économie française pendant plusieurs années. Elle appellerait une phase prolongée de despotisme, avec une planification centralisée et un système de prix arbitraire, dans un cadre national en rupture avec le marché mondial. On en mesure les conséquences pour notre économie quand on sait que l’industrie française travaille deux jours et demi par semaine pour l’exportation. La rupture d’avec le marché transatlantique tarirait de même la faculté d’innovation qui est, avec la compétitivité résultant de la concurrence, la véritable force de l’économie occidentale.
Sans doute, la productivité médiocre de l’industrie soviétique et la pauvreté du marché des biens de consommation ne condamnent pas l’URSS, à la « chute finale » comme le prédit E. Todd, mais elle lui interdit, sauf peut-être en matière d’armement, de rattraper « l’Occident qui, en dépit ou à cause de ses crises, ne cesse d’innover ».
L’auteur ne nous laisse pas longtemps cependant sur ce constat de réussite de l’Occident et il en vient dans sa troisième partie à ce qui est le mal le plus grave de l’Occident, c’est-à-dire la crise de civilisation. Que le temps des miracles de l’expansion soit passé, que l’absence d’un système monétaire international permette le laxisme inflationniste dangereux, il ne le nie pas, mais ce ne sont là à ses yeux qu’incidents de parcours et non pas signe de catastrophe historique. Mais si les griefs des salariés et des cadres portaient au pouvoir le parti communiste en France ou en Italie, alors l’incident de parcours se transformerait en événement et marquerait une étape du déclin.
Ce que les socialistes n’ont pas compris, c’est qu’en souscrivant à l’interprétation marxiste-léniniste du « capitalisme des monopoles » ils s’obligeaient eux-mêmes à suivre leurs alliés non pas dans les voies des réformes vers une quelconque social-démocratie mais vers le bouleversement.
Ce qui est non moins aberrant, c’est que certains Français qui abhorrent le fisc et qui se défient des pouvoirs publics s’apprêtent à faire confiance à une coalition socialo-communiste qui prétend – et qui serait d’ailleurs acculée – au « monopole de gestion des épargnes privées, des capitaux, petits et grands ».
Ce qui est plus grave – et c’est en cela que se justifie le titre de l’ouvrage – c’est la généralisation de la licence, le refus du service, la dérision appliquée au civisme et la volonté proclamée par certains d’abolir toute autorité. À l’excès libertaire de l’Occident fait pendant à l’Est la volonté d’une classe politique qui méprise la faiblesse du pouvoir démocratique et notre déclin mais qui s’en inquiète comme d’un mal capable de gagner son empire et qui dispose d’une armée qui manifeste au moins une capacité sinon une intention de réaction et qui constitue en tout cas un formidable instrument de pression. Aussi, le dernier chapitre de l’ouvrage porte-il le titre révélateur qui résume bien l’ensemble : « Deux spectres hantent l’Europe : la liberté et l’armée rouge ».
À tous ceux, militaires ou non, que ce modèle d’armée surpuissante pourrait tenter, recommandons la lecture de cet ouvrage qui leur montrera quel prix la France devrait d’abord payer la poursuite hypothétique de cet objectif. ♦