Défense à travers la presse
Cet automne a été agité par la controverse sur le nucléaire. L’occasion en était fournie par la conférence de Washington : il nous aura ainsi été donné de constater que si les ingénieurs n’aboutissent pas aux mêmes conclusions, le débat se complique considérablement lorsque les hommes politiques viennent y inclure leurs préférences idéologiques ou des critères moraux.
En France, le Parti socialiste n’a pas adopté en la matière une attitude plus tranchée qu’en ce qui concerne les problèmes de la défense, se contentant de suggérer une pause. La conférence de Belgrade, bien qu’ouverte à fleurets mouchetés, a permis à la délégation soviétique d’avoir des réactions d’écorché vif à chaque fois qu’il était question des droits de l’homme. L’observateur aura pu, dans chaque cas, prendre conscience de l’inanité de certains débats lorsqu’ils se diluent dans l’incohérence doctrinale. Il y a enfin la préparation des accords SALT II : d’incessantes déclarations ont tour à tour fait monter et descendre la fièvre. Il était plus facile de discerner les préoccupations des deux parties que leurs intentions réelles. Les commentateurs s’y sont essoufflés en vain. Puis le président Brejnev, à l’occasion du soixantième anniversaire de la Révolution d’Octobre, a pris une initiative volontairement spectaculaire en proposant l’arrêt des essais nucléaires et de la production des armes nucléaires.
Intriguée, la presse a retenu que la phrase essentielle n’avait pas été prononcée par M. Léonid Brejnev bien qu’elle figurât dans le texte officiel. La Pravda ayant reproduit le document dans son intégralité, les éditorialistes ont fini par le prendre pour argent comptant. Notre confrère Le Monde a été le premier à lui consacrer un commentaire détaillé. En ce qui concerne l’arrêt des essais, Le Monde fait remarquer (4 novembre) :
« La nouvelle offre du Kremlin ne s’adresse pas à tous les pays, mais vise seulement ceux qui participent actuellement à la négociation, c’est-à-dire les États-Unis, l’Union soviétique et la Grande-Bretagne. Elle ne paraît donc pas liée à une démarche analogue d’autres pays nucléaires, comme la France et la Chine. Il est peu probable en effet que la proposition de M. Brejnev soulève un grand enthousiasme à Paris où l’on ne manquera pas de faire remarquer qu’il est facile pour les nations qui ont fait beaucoup d’essais nucléaires et qui maîtrisent parfaitement tous les problèmes techniques de décréter un moratoire… ».
Examinant ensuite la seconde proposition du numéro un soviétique. Le Monde constate qu’elle s’adresse à tous les pays et que du coup elle perd toute signification : « Sa proposition est pour l’instant dénuée de toute portée. Manifestement elle est plus destinée à frapper une opinion publique peu au courant des problèmes techniques et politiques du désarmement qu’à faire progresser les négociations de Washington ».
Aux yeux de Jean-Pierre Mithois, du Matin (4 novembre), l’incitative soviétique n’exclut pas définitivement les explosions dites pacifiques. De toute manière, fait-il observer, elle ne peut en rien altérer l’attitude de la France :
« À moins que le plan de désarmement promis par M. Valéry Giscard d’Estaing le 24 août dernier ne la remette en cause, il est vraisemblable que la position de la France comme celle de la Chine restera inchangée… Pour la France, le refus d’occuper sa chaise à la conférence de Genève sur le désarmement et de participer aux négociations de Vienne sur la réduction mutuelle et équilibrée des forces en Europe vient de la volonté de ne pas laisser aux deux seuls supergrands la maîtrise de la détente qui, estime-t-on à Paris, ne peut s’effectuer qu’au mieux de leurs intérêts et aux dépens des petites puissances. »
Le Matin saisit l’occasion pour signaler que dans le numéro d’octobre de la Défense Nationale Gérard Vaillant a rappelé la position de la France en ce qui concerne le désarmement. Souhaitons que les socialistes qui forment le gros des lecteurs du Matin soient aussi attentifs que l’est à notre égard Jean-Pierre Mithois : ils y apprendront pourquoi la France ne se laisse pas piéger aux négociations en cours, pour « ne pas laisser aux deux Grands la maîtrise de la détente ». La formule est de la meilleure veine, comme le raisonnement qui la justifie.
Il serait naïf de penser qu’à Moscou on songeait à infléchir l’attitude française à ce sujet. N’oublions pas que M. Yvon Bourges, avant de se rendre aux États-Unis, avait séjourné en Union soviétique. Un voyage d’un éclat particulier puisque, et nos confrères l’ont tous signalé, après le général de Gaulle et le président Pompidou, l’actuel ministre de la Défense est le troisième homme d’État occidental à avoir eu l’honneur de visiter la base de Baïkonour. L’Humanité, dans son édition du 25 octobre, en a pris du reste ombrage, voulant y voir une manœuvre « électoraliste » : « Il s’agissait d’utiliser les relations soviéto-françaises pour faire croire à une politique française indépendante et active ».
Quelque chagrin qu’en éprouve l’organe du Parti communiste, on n’a guère de doute à ce sujet à Moscou puisque Jacques Isnard, dans Le Monde (27 octobre) prenait acte de ce que : « Le ministre de la Défense a réaffirmé la pérennité d’une politique de dissuasion sous le contrôle exclusif du seul gouvernement français, dans le respect des alliances existantes et pour la protection des intérêts nationaux vitaux partout où ils viendraient à être menacés… répétant que la France entendait, selon les circonstances, conserver sa liberté de décision finale. »
Le Kremlin sait donc que la France n’est en rien disposée à être prisonnière de la volonté des autres, fussent-ils ses alliés. Pareille aboulie n’est plus de mise à Paris, et les États-Unis ont fini par l’admettre. Dans une interview accordée le 6 octobre au Figaro, le conseiller spécial du président Carter pour la Sécurité nationale, M. Brzezinski, ne déclarait-il pas : « Ce serait véritablement une erreur d’assurer qu’une étroite amitié et une alliance doivent être fondées sur une identité de vues. »
Pour ce qui est de l’évolution de l’Europe occidentale en général, M. Brzezinski considère d’un œil favorable les tentatives d’unification mais on peut déceler un certain néo-atlantisme dans son propos : « Nous avons le sentiment que les Européens de l’Ouest peuvent promouvoir davantage l’unité de l’Europe occidentale et augmenter leurs propres capacités de défense. Nous pensons que ces développements vont renforcer plutôt qu’affaiblir les rapports américano-ouest-européens. En attendant, ainsi que le président Carter l’a récemment déclaré, nous considérons la défense de l’Europe comme partie intégrante de la défense des États-Unis. »
Ces propos visent, de toute évidence, à corriger les exégèses faites autour d’un éventuel abandon du glacis européen aux forces adverses. Ils rassureront l’Allemagne fédérale. Du point de vue français, on peut se demander s’ils ne trouvent pas leur prolongement dans le dessein tracé par l’ancien représentant permanent des États-Unis auprès du Conseil de l’Atlantique nord. M. Robert Strausz-Hupé, qui s’exprime dans la Revue de l’Otan du mois d’octobre : « L’alliance atlantique n’est pas seulement une alliance militaire… Les alliances militaires permanentes qui ne sont pas devenues des fédérations politiques se sont toujours brisées un jour ou l’autre. Le glissement, depuis dix ans, de l’équilibre stratégique mondial rend cet argument plus pressant qu’il ne l’a jamais été depuis que l’Alliance existe. »
L’auteur fait ensuite état des reculs du monde occidental face à l’Union soviétique : Asie, Proche-Orient, Afrique… Bref, la menace d’encerclement est manifeste. Comment y faire front ? Pour M. Strausz-Hupé, la coalition militaire est insuffisante. Il faut, nous assure-t-il, que les États-Unis et l’Europe occidentale : « rassemblent leurs vastes ressources en un effort commun ; qu’ils créent la volonté politique de passer outre aux préjugés inspirés par l’esprit de clocher et qu’ils forgent l’union étroite qui, grâce à sa puissance collective, peut sauvegarder l’existence politique de chaque nation membre de l’Alliance. Aucune d’elles ne le sera si ce n’est sous la direction constante des États-Unis. L’exercice de la direction américaine doit être appuyé par un axiome fermement reconnu par tous les membres de la communauté occidentale, à savoir que les politiques étrangères d’une nation occidentale qui ne servent pas les intérêts de l’Ouest tout entier ne servent pas non plus les intérêts de cette nation… La logique des événements aurait dû convaincre les peuples de l’Ouest d’abandonner le concept qui les obsédait, la notion de souveraineté nationale absolue. »
Nous sommes donc invités avec une insistance qu’on aura remarquée à renforcer les institutions politiques de l’Alliance, à parachever son développement, à constituer une fédération. Nul n’ignore à quel point M. Brzezinski est un farouche défenseur de la suprématie américaine : on doute cependant qu’il conduise sa pensée jusqu’à ces extrêmes où nous convie M. Strausz-Hupé. On ne nous fera pas croire que la mentalité de l’administration américaine ne soit plus que le reflet (un sous-produit) de l’idéologie hégémonique du Kremlin au point de vouloir classer ses alliés au rang de satellites placés « sous la direction constante des États-Unis ». Lorsque M. Strausz-Hupé rend l’idée nationale responsable des déboires de l’Alliance, responsable de toutes les rivalités, il oublie de faire apparaître sur la scène ce monstre froid et bicéphale qu’est la politique des blocs. Va-t-on nous déposséder de notre indépendance et de notre identité nationale au profil d’une vassalisation acquise au nom d’une primauté de la puissance ? Ira-t-on jusqu’à nous tenailler dans le système des blocs ?
L’administration Carter a pourtant inscrit à son programme des tâches plus humanitaires. Dans Le Monde du 2 octobre Samuel Pisar les énonçait tout en faisant observer à juste titre : « Ces tâches demeureront hors de portée aussi longtemps que les deux superpuissances resteront prisonnières d’une guerre de religion sur les aspects moraux de la détente. À moins que les deux camps ne mettent de côté ces discussions idéologiques qui exacerbent les tensions sur tous les fronts, l’humanité sombrera dans le terrorisme politique, le chaos social, l’affrontement des arsenaux. »
Sauver la détente est sans doute une ambition moins démesurée que de placer irrémédiablement le monde libre dans la mouvance exclusive des États-Unis. La politique française n’a jamais claironné le contraire depuis qu’elle sut faire front aux prétentions du Saint-Empire romain germanique. ♦