Défense à travers la presse
La discussion du budget de la Défense à l’Assemblée nationale a été éclipsée, dans les journaux, par l’annonce, le 10 novembre 1984, de la fin de l’opération Manta au Tchad. Les informations contradictoires qui ont aussitôt été livrées à l’opinion sur le désengagement libyen ont donné naissance à une controverse qui ne dépare pas le florilège des polémiques que n’a cessé de susciter l’affaire tchadienne depuis ses origines.
Certains de nos confrères vont jusqu’à se demander si l’attitude de la Grande-Bretagne, qui a pris soin de ne pas signer de conventions militaires avec ses anciennes colonies, n’est pas plus judicieuse. Il est toujours inutile de refaire l’histoire et on ne peut décider si l’Afrique francophone s’en serait mieux portée ; il est sûr en tout cas que cela aurait privé les commentateurs de bien des sujets. De toute manière, pour douloureux qu’ils puissent être, les événements du Tchad n’ont jamais atteint la gravité de la guerre civile qui a ensanglanté le Nigeria lors de la sécession biafraise.
Sous le titre « les pièges du désert », Elio Comarin, dans Le Matin du 20 novembre 1984, considère que les difficultés que rencontre la diplomatie française proviennent de la personnalité d’Hissène Habré, président de la République du Tchad, et du colonel Kadhafi :
« Pour H. Habré il s’agissait surtout d’obliger l’armée française à lui prêter main-forte pour reconquérir le nord du Tchad, principalement la ville de Faya, le berceau du président Habré. Celui-ci a dû se rendre aux arguments français et surtout accepter le refus de Paris de se laisser prendre, peu à peu, au piège tchadien… Le retrait libyen s’est vraisemblablement heurté non seulement aux difficultés de ravitaillement en carburant des premiers jours et à la mauvaise volonté évidente de Khadafi, mais aussi à la difficulté de mise en place de quelques instructeurs ou conseillers libyens aux côtés du Gunt [Gouvernement d’union nationale]. »
Dans ces conditions, Serge Maffert, dans Le Figaro du 19 novembre 1984, s’étonne que le gouvernement français ait pu annoncer la fin de l’application de l’accord signé avec Tripoli le 16 septembre. Car, souligne-t-il, les autorités ne pouvaient ignorer comment se présentait réellement la situation :
« Il apparaît bien que Paris avait été mis au courant d’accrocs importants commis par la Libye au fameux accord. Le gouvernement de N’Djamena et les services français de renseignements disposaient d’informations contrôlées en ce sens, même si on voulait faire abstraction des éléments, manifestement exagérés, fournis par les Américains. La volonté de désengagement semblait primer sur toute autre considération. »
La France aurait-elle voulu contraindre la Libye à respecter sa signature, faute de quoi celle-ci aurait perdu la face sur la scène internationale ? L’hypothèse en a été émise. Mais l’éditorialiste du Monde (20 novembre 1984), sans aller jusque-là, estime qu’il y a eu erreur d’appréciation sur l’homme qui préside aux destinées libyennes :
« Les seules promesses sérieuses qu’ait faites le colonel Kadhafi ne figurent dans aucun traité. C’est dans son petit « livre vert » qu’on les trouve. L’une concerne la France, dont il est dit qu’elle doit être exclue du continent africain… Tout s’est passé finalement comme si on avait fait une grave erreur de jugement, à Paris, sur la personnalité du colonel Kadhafi… Contrairement à ce que certains sont tentés de penser, la « kadhafologie » est une science sans mystère. L’interlocuteur de Paris agit à partir d’une vision simpliste du monde. Convaincu par la hâte de M. Mitterrand à quitter le Tchad que le rapport de forces s’était inversé en sa faveur, il en a tiré les conséquences. »
C’est pourquoi aux yeux de Serge July il n’y a pas seulement eu piège mais aussi défi de la part du colonel Kadhafi. Pour notre confrère, celui-ci aurait oublié un instant ses visées sur le Tchad pour se consacrer à un jeu plus machiavélique : déconsidérer la France et son gouvernement. Il s’en explique dans Libération du 21 novembre 1984 :
« La diplomatie française s’est trompée sur le jeu libyen, tant sur le plan politique que sur le terrain militaire. Il y a eu certes retrait partiel de la part des Libyens, mais il y a surtout eu simulacre de retrait. Il est maintenant évident que Kadhafi a voulu berner les militaires français et, au-delà, le président de la République… Tout se passe comme si Kadhafi voulait acculer la France dans une attitude militairement offensive, comme s’il cherchait ainsi à entraîner le gouvernement socialiste dans un engrenage inextricable. Car les Libyens sont sans illusion sur leur potentiel militaire : la France dispose des moyens de leur interdire la conquête du Tchad, mais cela n’enlève rien à la capacité de nuisance d’une telle situation tant sur le plan intérieur français que sur la scène internationale. »
Acculer la France au combat dans le nord du Tchad ? N’est-ce pas également le désir que n’a guère cessé d’exprimer Hissène Habré ? L’accord franco-libyen de désengagement a toutefois modifié la situation sur un point primordial : il arrachait le Nord du Tchad à la discrétion des autorités libyennes pour le remettre de facto (car de jure il en avait toujours été ainsi) sous la tutelle du gouvernement central. En persistant à maintenir des troupes dans cette zone, le colonel Kadhafi cherche donc à faire pièce à Hissène Habré. Désormais que faire, s’interroge Jean-Marc Kalflèche dans Le Quotidien de Paris du 22 novembre 1984 ?
« Un Manta bis ? Ni les Tchadiens, ni l’état-major français n’en veulent. Les premiers parce qu’ils y verraient un moyen détourné de perpétuer la coupure de leur pays. Le second, parce que Manta a déjà coûté fort cher. Alors, il n’y a plus qu’une issue : armer les Tchadiens à la hauteur de leurs adversaires, ce qui n’a pas été fait, ni même tenté depuis août 1983. Problème de moyens seulement ? Il est permis d’en douter… Au vrai, reconnaissons que Paris n’a jamais vraiment soutenu un seul gouvernement tchadien depuis 1965. »
Jean-Marc Kalflèche, reporter spécialiste de l’Afrique, force manifestement la note en appréciant de la sorte l’attitude de la France. N’y a-t-il pas eu des périodes où l’Armée française était réellement engagée dans les combats qui se livraient alors contre l’insurrection des deux adversaires d’aujourd’hui : Goukouni Oueddei, ancien président tchadien, et Hissène Habré ?
L’autre sujet qui, ensuite, a retenu l’attention de nos confrères est la décision soviéto-américaine de reprendre à Genève les pourparlers stratégiques au début de novembre 1984. Comme l’écrit avec humour Michel Tatu, dans Le Monde du 21 novembre 1984, le cow-boy est promu partenaire. Prenant prétexte de la suggestion de Ronald Reagan d’ouvrir des pourparlers globaux, ou « parapluie », Michel Tatu examine ainsi les chances de cette initiative :
« La proposition de M. Reagan a l’avantage de permettre au Kremlin de sauver la face, de renouer le dialogue sur la maîtrise des armements sans avoir à revenir aux pourparlers sur les armements intercontinentaux ou à portée intermédiaire qu’il avait rompus il y a un an en jurant après coup, imprudemment, que le retrait des Pershing d’Europe était une condition sine qua non de leur reprise. En outre, ces pourparlers globaux offrent une chance de parler au plus vite de ce qui préoccupe le politburo : les armes de l’Espace… Face à un ensemble extraordinairement compliqué de problèmes touchant à la course aux armements, les équipes au pouvoir semblent bien peu en mesure de prendre les décisions douloureuses qui vont s’imposer. À Moscou, en raison d’une crise de succession qui n’en finit pas depuis 2 ans, mais aussi à Washington où les conséquences stratégiques et diplomatiques des nouveaux programmes d’armements de M. Reagan sont loin d’avoir été évaluées dans toute leur ampleur. »
De son côté Libération, du 20 novembre 1984, sous la signature d’Alexandre Adler, estime que l’URSS accepte d’ouvrir ces négociations pour gagner du temps, obtenir un répit qui devrait permettre la reprise en main de l’armée. Pour l’amadouer le Kremlin a déjà décidé d’augmenter les crédits militaires pour 1985. Il y a cependant un hic :
« Des concessions trop rapides aux Américains risqueraient d’ébranler le soutien dont Tchernenko, Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, dispose parmi les éléments les plus traditionalistes de l’armée. Tout est donc fait dans le même temps pour arbitrer les conflits internes de l’appareil militaire dans le sens le plus conservateur. C’était déjà ce que Brejnev avait entrepris contre Andropov pendant les derniers mois de son règne. De la même façon, on voit apparaître au premier plan une institution réputée pour son ultrastalinisme et que tous les dirigeants pragmatiques du pays ont sans cesse cherché à tenir en lisière, la Direction politique principale des forces armées (GPU). Cet organisme chargé d’exprimer le point de vue du parti au sein de l’appareil militaire s’est toujours illustré par une double hostilité au professionnalisme des généraux et aux velléités pacifistes des dirigeants politiques… Le groupe Tchernenko est à l’offensive, il est seul dans la bataille, il est inquiet. Pour faire face, il veut reprendre l’armée en mains et obtenir une trêve de Reagan. »
Les deux superpuissances vont donc renouer leur dialogue stratégique avec, très certainement, des intentions différentes. Il est un pays au moins qui n’entend pas jouer les dupes en ce domaine : c’est la Chine populaire. Pour elle ces retrouvailles soviéto-américaines n’offrent aucune garantie, elles signifient au contraire que les deux Grands s’engagent dans une nouvelle phase de leur course aux armements. C’est ce que nous explique François Joyaux dans Le Figaro du 30 novembre 1984 :
« Si les deux superpuissances s’engagent dans cette direction, l’armement atomique chinois, désormais dissuasif, deviendra vite périmé. Force sera donc, pour Pékin, de suivre le mouvement. Par ailleurs si la Chine veut continuer à s’imposer comme grande puissance, elle ne pourra éviter cette compétition. Enfin, elle ne saurait oublier qu’elle est voisine d’un Japon dont les moyens technologiques et financiers sont considérables et qui, allergique aux armes atomiques, sera peut-être un jour tenté de rejoindre les grands au niveau spatial. Reste à savoir si la Chine sera capable, dans les deux ou trois décennies qui viennent, de mener seule l’effort colossal qu’exigeront ces armes nouvelles… » ♦