Défense en France - Le Plan « Armées 2000 »
Présenté aux parlementaires et à la presse le 20 juin 1989 (Le Monde en avait divulgué les grandes lignes le 21 avril 1989), le plan Armées 2000 a fait l’objet de précisions complémentaires du ministre de la Défense et du Chef d’État-major des Armées en juillet 1989. Il vise trois priorités :
– privilégier l’opérationnel, en élargissant les attributions de la 1re Armée transférée à Metz, et en substituant deux corps d’armée renforcés (Baden et Lille), aux trois corps actuels.
– simplifier l’organisation territoriale, articulée désormais en trois grandes régions militaires (deux pour la Marine : Brest et Toulon), et 10 circonscriptions de défense (1). La région de Metz est orientée vers la manœuvre en Centre-Europe, celle de Lyon (Aix pour l’Armée de l’air) vers les crises du sud de l’Europe, celle de Bordeaux (Villacoublay pour l’Armée de l’air) vers les approvisionnements atlantiques. L’inspection générale de la Défense opérationnelle du territoire (DOT) est transformée en structure légère de commandement interarmées.
– développer la coopération interarmées dans les domaines du soutien, des inspections et de l’enseignement supérieur.
Pratiquement, ce plan sera réalisé en 1990 et 1991. Il entraîne la dissolution de 15 unités, dont 9 régiments, et la suppression ou l’allégement de 23 États-majors. Ce resserrement des structures, qui n’est pas sans courage politique, implique, conformément à l’ordonnance de 1959, une harmonisation des structures de défense militaire et non militaire ; en cours de discussion, cette harmonisation devrait exiger le vote d’une loi, et peut-être le regroupement des régions civiles.
La réarticulation des Corps d’armée permet de réaliser effectivement leurs Éléments organiques (les EOCA du 3e CA en particulier étaient incomplets), et leur confère une capacité de combat significative, même s’ils sont encore surclassés par leurs concurrents :
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CA (FR) |
CA (GB) |
CA (NE) |
CA (RFA) |
CA (US) |
Armée soviétique |
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1989 |
1991 |
1988 |
1991 |
|||||
Chars |
380 |
500 |
660 |
780 |
850 |
830 |
1 300 |
850 ? |
Artillerie |
124 |
180 |
260 |
380 |
230 |
480 |
660 |
500 ? |
Théoriquement, le plan n’entraîne pas de réduction des moyens de combat. En fait, cette réduction résulte de la réactualisation de la loi de programmation, qui diminue le nombre des chars et des avions. Il s’ensuit que sur le théâtre Centre-Europe la contribution française passera de 15 % à environ 12 % de l’effort allié.
Les justifications doctrinales et opérationnelles du plan mériteraient sans doute d’être mieux expliquées aux Français. Les premières déclarations se réfèrent en effet à la dissuasion, assurée par une stricte suffisance des moyens, et à la gestion des crises par la manœuvre politico-militaire. La continuité paix-crise-guerre invoquée semble donc s’arrêter à la crise, contrairement aux implications des accords Valentin-Ferber et de la plate-forme de La Haye. Cette formulation ambiguë risque d’inquiéter les Allemands et de les pousser vers l’Est.
Le souci de maintenir une implantation militaire sur tout le territoire national impose une dispersion géographique des divisions, qui est préjudiciable à la rapidité de leur intervention en Centre-Europe. Ainsi l’implantation d’un État-major de corps à Lille est-elle justifiée par « la vulnérabilité de la plaine du Nord » ; mais le mouvement de ses divisions, étalées de Versailles à Besançon, exige des délais incompatibles avec la menace d’une attaque brusquée, d’autant plus que ce mouvement se ferait dans une zone parcourue par les divisions belges, les renforts britanniques (près de 100 000 hommes), et réservée au 3e corps américain.
L’engagement de la Force d’action rapide (FAR) paraît présenter des difficultés comparables : alors que la division aéromobile est capable de donner rapidement un coup d’arrêt antichar, elle doit attendre deux ou trois jours l’arrivée des divisions légères destinées à couvrir et préparer son engagement.
Le rôle de la 1re Armée enfin serait notablement diminué en cas d’engagement des corps sur deux directions stratégiques, et de la FAR sur une troisième.
Il est permis de se demander si en définitive Armées 2000 n’anticipe pas les mesures de réduction des forces classiques, qui sont attendues du côté soviétique. Il est logique en effet que l’analyse de la menace précède la décision opérationnelle.
Tant que joue la dissuasion nucléaire, alliée et française, la menace principale sur le théâtre Centre qui nous concerne directement (2) est celle d’une frappe semi-désarmante par feux classiques et chimiques, combinée à une offensive profonde déclenchée sans préavis, qui prendrait de court la décision de riposte nucléaire et précéderait la montée au créneau des divisions alliées. Or cette situation est en train de changer.
Les réductions annoncées fin 1988 par M. Gorbatchev et ses alliés ont commencé en avril 1989 et pourraient aboutir à la fin de 1990 à un relatif équilibre en premier échelon (rapport de 1,2 à 1 en chars et artillerie), la supériorité soviétique s’établissant à 2 contre 1 avec l’arrivée des deuxièmes échelons.
Une évaluation dynamique, tenant compte des délais de déploiement, montre qu’en 1991 le Pacte conservera sa capacité d’attaque surprise, en particulier au Nord, mais à objectif limité, le Rhin ne pouvant probablement être franchi, au nord de Cologne, qu’après l’arrivée des deuxièmes échelons venant d’URSS. Cette évaluation n’est valable que s’il n’y avait pas de riposte nucléaire américaine, et si le rythme des fabrications d’armement se ralentissait notablement en Union soviétique, ce qui ne semble pas encore le cas.
Rapports de forces des premiers échelons en Centre-Europe (en RFA-RDA-Tchécoslovaquie-Pologne)
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Otan |
Pacte de Varsovie |
Plafonds proposés par l’Otan (c) |
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1988 (a) |
1991 (b) |
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Chars |
9 000 |
19 000 |
11 000 |
8 000 |
Artillerie |
3 500 |
7 000 |
4 000 |
4 500 |
(a) Source OTAN. (b) Annonce Gorbatchev. (c) Annonce Bush.
Au-delà de 1991, la réalisation des plafonds égaux proposés par l’Otan modifierait la situation en éliminant l’offensive de grande envergure, sans exclure semble-t-il ni la capacité de raid en profondeur par des unités terrestres, aéromobiles et aéroportées, ni les feux lointains et puissants. La « nouvelle pensée militaire » soviétique paraît aller dans ce sens.
La prise en compte des menaces futures – dont l’analyse demande à être vérifiée en théorie et confirmée dans les faits – doit orienter, en même temps que le progrès technologique, la réflexion sur les besoins de sécurité de l’an 2000. Le fondement de notre indépendance repose sur le maintien d’une dissuasion crédible, c’est-à-dire diversifiée, et non négociable. Les forces classiques contribuent à la dissuasion par leur dispositif du temps de paix, leur manœuvre du temps de crise, et leur capacité de participer à la défense de l’Europe, et ce faisant, d’affirmer notre solidarité atlantique et communautaire. La responsabilité de la défense classique étant interalliée, il revient à l’Otan de réviser sa stratégie face au changement, et la France devrait pouvoir influencer cette révision, ne serait-ce que par le biais du Conseil de défense et de sécurité franco-allemand. Plus dissuasive, plus profonde, plus mobile, plus technologique, la défense future exigera probablement moins de chars lourds et moins d’effectifs, ou plutôt une répartition différente des effectifs entre forces d’intervention actives et forces territoriales mobilisables. Le plan « Armées 2000 » semble aller dans cette direction. Le risque de raid en profondeur impose la mise en œuvre de formations très mobiles, de feux puissants et précis et le maintien d’une défense civilo-militaire du territoire. La persistance de la menace aérienne joue en faveur de la dispersion géographique des forces (3) et du renforcement de la défense aérienne, y compris contre les missiles balistiques.
Si les réductions d’armement se concrétisent, il est probable que les responsables politiques seront tentés d’aller plus loin et d’imposer aux armées des révisions déchirantes. Dans cette perspective, toutes les éventualités sont à étudier en liaison étroite avec les Alliés, aussi bien en ce qui concerne le service militaire que la structure des unités et la technologie des armes, en évitant les écueils du désarmement structurel ou unilatéral et les évolutions que l’opinion pourrait considérer comme irréversibles. ♦
(1) Les 10 circonscriptions de défense sont : Paris, Amiens, Châlons-sur-Marne, Strasbourg, Besançon, Rennes, Limoges, Toulouse, Lyon et Marseille. Les villes de Strasbourg, Besançon, Limoges et Toulouse paraissent excentrées par rapport au territoire de la circonscription.
(2) Si l’on veut bien admettre que la menace aéroterrestre sur le théâtre italien est une vue de l’esprit, et que le corps de manœuvre n’est pas destiné à agir sur les théâtres extérieurs, à l’exception de quelques éléments de la FAR.
(3) Mais sans doute pas pour le regroupement des unités dans des camps, ni des États-majors dans une même garnison (Metz).