Défense à travers la presse
C’est une conférence assez exceptionnelle et significative des transformations en cours qui s’est tenue à Vienne à partir du 16 janvier 1990 : les chefs d’état-major des 35 pays impliqués dans le processus d’Helsinki se retrouvaient pour discuter de leurs doctrines militaires. Le représentant soviétique ayant mis en cause les doctrines occidentales de dissuasion nucléaire, le général Schmitt (Chef d’état-major des Armées – Céma) fit la riposte indispensable (voir faits et dires), mais ce colloque n’eut guère l’attention des éditorialistes. Jacques Isnard, dans Le Monde, se contenta de fournir à ses lecteurs les éléments d’information utiles ; seul Yves Pitette, dans La Croix du 17 janvier 1990 avança un commentaire :
« Certes, les milliers de chars promis à la casse par la négociation voisine (celle de Vienne sur le désarmement conventionnel) offrent des images plus spectaculaires. Mais le travail effectué ces dernières années sur les mesures de confiance a pour objet de fournir au désarmement les fondations de sécurité sans lesquelles il resterait facilement réversible. L’environnement européen du début 1990 rend évidemment beaucoup plus facile la conclusion d’un traité de désarmement. Même si, sécurité oblige, il convient de rester très attentif. Mais l’heure approche où il ne suffira plus de se féliciter de ce progrès… Le désarmement coûte cher et il faut en assurer la vérification. L’armée française ne possède pas les officiers formés à ces techniques, elle vient seulement de décider de s’en doter. Mieux vaut tard que jamais. Car laisser à d’autres le soin de vérifier des opérations de désarmement dont dépend notre sécurité, voilà qui, pour le coup, serait une grave perte d’indépendance ».
Si les négociations de Vienne n’aboutissent pas rapidement, ne risquent-elles pas d’être dépassées par les mesures unilatérales qu’adoptent bien des pays ? Dans son numéro du 28 janvier 1989, l’éditorialiste du Monde parle de course au désarmement :
« Aux signes de désagrégation que donne ces derniers temps le Pacte de Varsovie, l’Otan n’oppose guère, c’est le moins qu’on puisse dire, une sereine cohésion. L’évanouissement, sinon de la menace soviétique, du moins de la perception qu’on en a en dépit de la mauvaise santé politique de M. Gorbatchev, paraît plutôt faire entrer l’Alliance atlantique dans une ère du chacun pour soi ».
Notre confrère rapporte alors l’avis émis par le ministre belge de la Défense concernant le rapatriement de ses troupes stationnées en Allemagne, puis il poursuit :
« Les motivations du ministre belge ne relèvent pas que de l’intérêt collectif, à savoir l’obligation de traduire la détente des rapports Est-Ouest en termes de désarmement. La Belgique est depuis des années déjà, du point de vue des dépenses de défense, l’un des mauvais élèves de la classe atlantique et la perspective de démobilisation évoquée par M. Coëme [ministre de la Défense nationale] obéit avant tout à des considérations budgétaires purement nationales. On ne saurait d’ailleurs l’en blâmer, tant la tendance est générale. Presque tous les budgets militaires européens sont à la baisse… Bref, c’est le désordre le plus complet. Il prouve que les objectifs que se sont fixés les Occidentaux dans le cadre des négociations de Vienne ne sont plus adaptés aux pressions qui s’exercent désormais à l’Ouest comme à l’Est en faveur du désarmement. Or, ces négociations sont le seul instrument, du point de vue de la sécurité, qui permette de gérer dans la stabilité les bouleversements qui affectent le Vieux Continent ».
Autre indice de cette précipitation : l’assouplissement décidé par Washington des règles du COCOM (Comité de coordination pour le contrôle multilatéral des exportations) en faveur des pays dont le gouvernement n’est plus aux mains du parti communiste. Le temps n’est plus où les États-Unis faisaient pression sur la France et l’Europe de l’Ouest à propos du gazoduc sibérien, ce qui avait donné lieu, sous la présidence de M. Reagan, à une revitalisation du COCOM. Ce sujet, pourtant des plus intéressants par sa complexité, n’a cependant donné lieu à aucun commentaire.
C’est que nos confrères tournaient en priorité leurs regards vers les pays Baltes et la Transcaucasie. Ces événements ne s’insèrent pas directement dans cette chronique, mais il est bien évident qu’on ne saurait en négliger la portée : un échec de M. Gorbatchev ne mettrait-il pas à mal l’actuelle détente et cette « course au désarmement » dont parlait Le Monde ? Or, qu’en est-il ? Dans La Croix du 16 janvier 1990, Jean-François Bouthors hésite à trancher :
« Si dans les pays Baltes, la politique de Gorbatchev peut se targuer d’avoir réussi à maintenir le dialogue, l’affaire caucasienne se décrit plutôt comme une suite d’échecs. Jamais, en effet, le pouvoir central n’a été en mesure d’imposer son point de vue. Le principe, toujours réaffirmé, de l’intangibilité des frontières intérieures se comprend : céder au Karabakh serait déclencher une cascade de revendications territoriales explosives… Mais en réalité, tant en Arménie qu’en Azerbaïdjan, le pouvoir central n’a plus aucune autorité, hormis celle, toujours précaire, de la force. Et personne ne l’attend en sauveur. D’ores et déjà, l’appartenance de la région à la grande fédération soviétique ressemble à une fiction. Mais sa séparation ne constituerait pas davantage une solution ».
Dans Le Quotidien de Paris du 19 janvier 1990, Philippe Marcovici, constatant qu’il y a eu impéritie des autorités de Moscou s’interroge ; s’agit-il d’une manœuvre obscure ou d’une perte d’autorité de M. Gorbatchev ?
« Deux ans, Gorbatchev a eu deux ans devant lui pour trouver des solutions, pour imaginer un règlement pacifique, pour éteindre la mèche qui se consumait sous ses yeux. Et deux années durant, il n’a rien fait. Pourquoi ? À quoi peut bien lui servir une guerre civile entre deux républiques de la fédération soviétique et, de surcroît, aux frontières si sensibles de l’Iran islamique ? Quel intérêt mystérieux Mikhaïl Gorbatchev peut-il bien trouver à ces déchirements qui ne peuvent déboucher que sur un renforcement du sentiment séparatiste des Arméniens comme des Azéris ? Questions sans réponse. À moins que tout cela ne participe de quelque machiavélique projet dont on ne devinerait encore ni les tenants ni les aboutissants… Il se pourrait que Gorbatchev n’ait rien fait pour éviter le pire parce qu’il ne pouvait rien faire, sauf à multiplier plus encore les traumatismes d’une armée en proie aux états d’âme depuis ce qu’il faut bien appeler sa défaite afghane. En définitive, le drame qui se joue en Transcaucasie pose une nouvelle fois la question de savoir si Gorbatchev reste le maître du jeu qu’il a engagé avec la Perestroïka, ou s’il a définitivement perdu les commandes et se contente de piloter à vue ».
Et si la situation était moins grave qu’elle n’apparaît à travers les communiqués ? Si, pour activer l’aide occidentale à sa politique, M. Gorbatchev avait décidé de nous induire en erreur ? La dramatisation est un facteur de propagande dont certains pouvoirs ont su user. C’est la thèse qu’avance Georges Suffert dans Le Figaro du 18 janvier 1990, en notant que les agences occidentales n’avaient pas accès au théâtre des affrontements :
« Personne ne s’avise qu’il peut exister plusieurs langues de bois. Celle de la Russie d’hier, chantant les combinats, les tracteurs, les blés et les Mille et Une Nuits du socialisme ; celle d’aujourd’hui, dramatisant, au moment voulu, telle ou telle difficulté de la course haletante de Gorbatchev, ultime héros de la révolution. La première était devenue invendable, mais la seconde est irrésistible. Les Soviétiques connaissaient la recette depuis longtemps : pourquoi le rapport Khrouchtchev a-t-il d’abord été révélé en Occident ? Restait à systématiser le procédé… Ou bien la Glasnostexiste et les portes doivent s’ouvrir ; ou bien nous voilà face à l’un des mécanismes modernes de la désinformation ».
Nous serait-il donc arrivé de ne « voir que l’ombre d’un cocher qui, avec l’ombre d’une brosse, frottait l’ombre d’un carrosse », comme dit Dostoïevski dans Les frères Karamazov ? Tout commentaire n’apporte pas la vérité, celle-ci ne pouvant être atteinte que par l’analyse, mais il ouvre des aperçus qui peuvent ensuite se révéler plausibles. De toute manière, il n’appartient pas à Hérille, fils de La Bruyère, de trancher.
Toujours est-il que Georges Suffert étayait sa thèse en prenant comme référence la comparaison faite par les agences soviétiques avec la guerre au Liban ; or, l’éditorialiste du Monde, le 16 janvier 1990, reprenait précisément cette image :
« L’URSS a maintenant son conflit de type libanais, avec sa charge de haine et de violence, ses connotations internationales aussi. On voit mal comment la diaspora arménienne dans le monde ne se mobiliserait pas contre les massacres du Caucase, ni comment la Turquie et l’Iran, malgré la prudence de leurs gouvernements actuels, pourraient échapper aux implications du conflit. C’est bien pourquoi le cycle infernal enclenché en Transcaucasie ramène en fin de compte au problème que posent, de manière infiniment plus policée, les Baltes : après la Lituanie, c’est l’Azerbaïdjan sûrement, la Géorgie sans doute, qui vont réclamer leur indépendance. Et il est difficile d’imaginer comment la fédération rénovée que M. Gorbatchev appelle de ses vœux pourra être édifiée sur les ruines encore fumantes de son empire ».
La réponse, s’il en est une, est certainement dans Dostoïevski : Raskolnikov, après avoir tué la vieille parce qu’elle ne servait à rien (une mort contre cent vies, mais c’est de l’arithmétique), est pris par le récit de la résurrection de Lazare. C’est le bagne qui a conduit Dostoïevski à abandonner la morale utilitaire du cercle de Petrachevski : les Soviétiques sortent du goulag et pour préparer leur avenir ne doivent-ils pas préférer Dostoïevski à une paire de bottes ?
30 janvier 1990 ♦