Les comptoirs du Sud
Ah ! L’excellent homme ! Philippe Doumenc écrit un roman sur la guerre d’Algérie distingué du Prix Renaudot 1989. Il le fait d’un ton serein. On chercherait en vain les vertueuses imprécations, qui font la loi du genre, sur la sale guerre et les vilains militaires. En dépit de ce grave handicap, le livre est couronné du second prix littéraire de notre pays. Bravo l’artiste et bravo le jury !
Le narrateur vit sa guerre comme nous savons que les soldats la vivent, aventure cruelle sans doute et dont la logique échappe aux exécutants. Mais ceux-ci n’en ont que faire et sont là au « turbin », lequel, rude et dangereux, ne va pas sans quelques compensations : soit qu’on s’engage dans une lutte excitante, soit qu’on s’en éloigne pour observer le théâtre de marionnettes. L’action, c’est ici la traque de Si Hamza, chef fantomatique des fellaghas locaux, par le héros, aspirant de Marine qui commande un poste de harkis. Quant au théâtre, il a pour scène un pays de rêve, préside français (sic) à la frontière algéro-marocaine. Ne vous avisez pas de démêler le vrai du faux dans cette étrange contrée, vous y perdriez votre géographie. Contentez-vous du pittoresque des lieux et de celui de la Marine nationale qui les a en charge, imperturbable en ses œuvres terriennes.
Les nostalgiques auront de quoi nourrir leur nostalgie : le poste en bordure de la zone interdite, le regroupement de population, la ferme en autodéfense et le colon qui pactise avec les rebelles, le journaliste de L’Express et le « gaucho » porteur de valises, le garde-champêtre-ancien-combattant, les Européens activistes et le comité de salut public, le kiosque à musique et le bistrot à la terrasse jalonnée d’orangers, le terrible « sourire arabe » (ou kabyle) et la « quille » des appelés ; enfin l’ultime et sinistre braderie, l’utopique troisième voie et ses montages tordus, le drame des harkis et le sort des pieds-noirs. Tout y est, le cocasse, le dérisoire et le tragique, mais dit avec une légèreté bien plaisante.
On fera deux réserves. La première est sur le dénouement. Le lecteur est plongé dans le rêve et le mystère. Il s’y plaît, y serait bien resté et se passerait de la démystification finale. La seconde remarque est pour l’éditeur. Il s’est fait gloire de n’avoir pas changé un mot manuscrit. Il aurait dû être plus attentif. ♦