Défense à travers la presse
Chronique de Hérille
Le monde n’est plus à l’heure de deux blocs hostiles mais suffisamment charpentés pour maintenir la paix en Europe. On assiste au réveil des nations à l’Est, voire des nationalismes et les éditeurs saisissent l’occasion : plusieurs ouvrages d’inégal intérêt viennent de sortir des presses. Si Nations et nationalisme, du professeur Gellner, nous paraît manquer sa cible, l’ouvrage du professeur Korniman, Quand l’Allemagne pensait le monde, est d’une actualité indiscutable. La géopolitique est-elle en mesure de fournir les solutions que recherche l’Alliance atlantique ? Toujours est-il qu’il lui faut reconsidérer son rôle. Nos confrères, à l’occasion de la rencontre en Floride des présidents Bush et Mitterrand, se sont penchés sur la question.
Sous le titre « L’Otan se cherche un avenir », Yves Pitette analyse ainsi la situation dans La Croix du 19 avril 1990 :
« Les changements politiques en Europe centrale, l’effondrement de la menace militaire que représentait le Pacte de Varsovie, l’unification allemande et les progrès attendus du désarmement conventionnel posent un problème majeur d’adaptation à l’Otan et plus largement à l’Alliance atlantique. Par ricochet, la France est particulièrement intéressée aux évolutions éventuelles… Le souci de la France est d’abord d’éviter que dans l’espoir de survivre, l’Otan ne cherche à se transformer en une structure politique, sorte de forum de concertation et d’élaboration des politiques étrangères des pays occidentaux. À Paris, on rappelle que la politique française face à la nouvelle situation européenne repose sur deux piliers : une plus forte intégration politique de la Communauté européenne et, pour le volet sécurité, l’appartenance réaffirmée à l’Alliance atlantique en même temps que le maintien de la stratégie de dissuasion nucléaire nationale… Ce dont Washington s’inquiète, c’est de voir des dirigeants européens tentés par la mise en place en Europe d’un système de sécurité collective. La vraie question qui se pose à l’Alliance est bien celle de la constitution en son sein de cet axe européen de défense évoqué par François Mitterrand. Il y a quelques années et dans un autre contexte, on parlait de pilier européen de l’Alliance. Les Américains sont en effet plutôt demandeurs, notamment sous l’angle de la contribution militaire et financière de partage du fardeau. Les Européens sont-ils prêts à faire l’effort correspondant aux responsabilités qu’ils demandent dans l’Alliance ? Ou, pour certains, sont-ils tentés de quitter celle-ci et de parier sur un processus d’Helsinki prometteur, mais qui ne pourra jamais assurer le rôle dissuasif d’un système de défense ? ».
L’analyse est mesurée, l’éventualité d’un report des espoirs sur le seul processus d’Helsinki n’est pas à négliger et les réserves de notre confrère sont justifiées, mais il est à noter qu’il est l’un des rares commentateurs à prendre soin de faire la différence entre l’Otan, organisation intégrée, et l’Alliance elle-même. On ne retrouve pas la même précaution chez François Hauter qui, dans Le Figaro du 19 avril 1990, traite le même sujet dans une perspective beaucoup plus rigide :
« Le président des États-Unis, en accord sur ce point avec Margaret Thatcher et Helmut Kohl, souhaite confier à l’Otan un rôle élargi pour assurer à long terme la stabilité de l’Europe. Un diplomate de haut rang du département d’État explique : « L’Alliance a toujours été un forum de consultations politiques ». C’est au sein de l’Otan que l’Amérique demeure un partenaire considérable des Européens. L’Administration Bush joue donc cette carte pour sauvegarder son influence sur le Vieux Continent. Paris contre ouvertement cette tactique en privilégiant la CEE (Communauté économique européenne) sur le plan politique où les États-Unis n’ont pas voix au chapitre. En dehors de l’Otan, les Européens n’ont aucune structure de défense continentale. Pour empêcher la dérive neutraliste d’une Allemagne réunifiée, l’Alliance doit rester forte et unie. Mais l’Élysée ne semble plus croire à la survie de l’Otan. Les Français lui prédisent un affaiblissement inéluctable, conséquence de l’intégration des forces armées est et ouest-allemandes. Une fois réunies, leur puissance dépassera celle de toutes les autres armées d’Europe occidentale. Tôt ou tard, les Allemands demanderont aux Soviétiques d’évacuer le territoire de l’ex-RDA (République démocratique allemande) et, pour faire bonne mesure, aux Américains d’évacuer leurs bases à l’Ouest. À quoi servirait dès lors une Otan ainsi rabougrie ?… Enterrer l’Otan est une chose. Lui substituer une architecture de défense strictement européenne et crédible relève de la gageure. D’abord parce que le temps presse et que tous les Européens commencent à se demander où est passé l’ennemi. Ensuite parce que Washington gardera encore longtemps son poids stratégique. L’un des fondements de l’Otan est la garantie apportée aux Européens par les États-Unis d’utiliser, en cas de besoin contre l’URSS, les vecteurs nucléaires américains à longue portée. Aucun spécialiste sérieux ne juge que ce parapluie pourrait être remplacé par un noyau nucléaire européen que constitueraient les forces nucléaires britanniques et françaises combinées ».
Il y a longtemps que les Américains ne sont plus disposés à risquer le feu nucléaire en armant leurs arsenaux centraux pour la défense de l’Europe, d’où la doctrine de la riposte graduée qui a été mise à mal par le traité de Washington sur les FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire). De plus, il n’a jamais été question que Londres et Paris se substituent à l’Otan pour une telle parade. Dans un article, le président de la commission de défense nationale, Jean-Michel Boucheron, évoquait cette possibilité, ce qui a irrité Yves Moreau qui, dans L’Humanité du 18 avril 1990, parle de néo-atlantisme :
« De grands changements sont intervenus en Europe centrale et orientale. Il en résulte ce que l’Élysée, non sans perplexité, appelle une situation un peu floue. Et pour cause : les stratèges de la bataille de l’avant n’ont plus d’adversaires devant eux et leurs fusées Pluton et même Hadès sont incapables d’atteindre d’autres objectifs que des populations innocentes. En fait l’Otan ne peut plus invoquer aucune raison d’être. Aucune raison avouable tout au moins ».
Yves Moreau s’insurge ensuite contre l’idée d’une Allemagne unifiée qui ne serait membre que de l’Otan :
« Que dirait-on à l’Ouest si le souci dominant de Moscou consistait aujourd’hui à intégrer toute l’Allemagne au traité de Varsovie de façon à porter sur le Rhin le dispositif militaire soviétique ? Le nouvel atlantisme est aussi incompatible que celui d’hier avec la détente, le désarmement et l’organisation d’une paix solide assurant le développement de la coopération la plus large. Conjuguée avec la réunification allemande, la survie de l’atlantisme, sous quelque forme que ce soit, ne pourrait avoir d’autre conséquence qu’une déstabilisation redoutable. La reconstitution d’une Allemagne unifiée devrait au contraire être étroitement subordonnée à la mise sur pied de ce qui n’existait ni avant 1914 ni avant 1939 : un système européen de sécurité collective dont l’élaboration irait de pair avec la dissolution simultanée des deux blocs ».
Comment dissoudre ce que les événements ont largement disloqué ? Il n’existe plus deux blocs, le Pacte de Varsovie a éclaté, l’Alliance atlantique a perdu de sa substance bien que demeure sa raison d’être. C’est le constat que fait Philippe Marcovici dans Le Quotidien de Paris du 21 avril 1990 avant d’élargir le débat en fonction des entretiens Bush-Mitterrand :
« Aucun des deux ne souhaite une dissolution des alliances militaires et donc de l’Otan, considérées comme l’un des derniers facteurs de stabilité dans une Europe rendue plus incertaine et plus dangereuse après les bouleversements en chaîne survenus à l’Est. Toutefois, l’un comme l’autre constatent l’urgence d’une adaptation de l’Alliance aux conditions nouvelles de la sécurité en Europe. En fait, les récents événements qui ont secoué le camp socialiste ont seulement remis à l’ordre du jour une question posée il y a bien des années déjà : celle du réaménagement de l’Otan… Aussi, parmi les partenaires de l’Otan, d’aucuns s’interrogent aujourd’hui, poussés par leurs opinions publiques, sur la nouvelle donne de la sécurité en Europe et donc sur l’intérêt de préserver un outil et une organisation de défense dont ils discernent mal contre quelle menace ils seraient dirigés. À cet égard, la performance de Mikhaïl Gorbatchev est tout à fait remarquable. Tout en conservant à l’URSS son rang de première puissance militaire du continent, et peut-être du monde, aussi bien conventionnelle que nucléaire, tout en perfectionnant et en modernisant ses armées, jouant plus sur le qualitatif que sur le quantitatif, il a su se donner l’image d’un maître de la paix. Comme, hélas, la confusion la plus totale s’est établie dans l’esprit public entre le désarmement et la paix, Mikhaïl Gorbatchev apparaît aujourd’hui comme le symbole d’un pacifisme qu’il n’incarne vraiment pas. Voilà qui explique pourquoi, au-delà d’un nécessaire réaménagement de l’Otan, certains vont jusqu’à envisager son démantèlement, faute d’adversaire ! ».
Alors, que faire de l’Otan ? s’interroge l’éditorialiste du Monde. Il admet que si l’on veut ancrer durablement l’Allemagne, cela suppose une réforme de l’Alliance et il ne convient pas de trop s’attarder car, explique-t-il :
« Si l’on veut exercer quelque maîtrise sur les événements et éviter que le sens des économies des parlementaires américains ne règle la question en imposant des coupes claires dans les rangs des GI (1) stationnés en Europe, il faut envisager la construction de ce pilier européen de l’Otan, dont on a beaucoup parlé naguère mais qui n’a jamais vu le jour. Cela revient à s’interroger sur de nouveaux rapports entre l’Europe et les États-Unis. Il est normal, dès lors, qu’apparaissent des divergences, puisque les intérêts en présence ne coïncident pas totalement. Mais c’est aux Européens à prouver qu’ils ne se gargarisent pas de mots et qu’ils sont capables d’avancer sur la voie d’une sécurité commune, en alliance avec, et non plus en dépendance des États-Unis. Le chemin sera long et difficile ».
On peut en être certain, mais ce qui est nécessaire ne doit être ni différé ni hasardé. ♦
(1) NDLR 2021 : Nom donné aux soldats de l’armée américaine.