La paix et la guerre
Quand Salvan prend la plume, tremblent les colonnes du temple et s’effondrent les idées reçues, dans un souffle ravageur digne de la publicité du chocolat Crunch. Pour qui n’aurait pas eu l’occasion d’apprécier les mille facettes du personnage, sûreté de soi et absence de discrétion caractériseraient cette inversion de Tolstoï. L’homme tranche, s’engage et s’exprime à la première personne. Il est vrai que le but didactique est déclaré ; le ton est souvent professoral et les 21 chapitres articulés en forme de cours.
Le sous-titre affiche l’ambition poursuivie : « Introduction générale aux problèmes de défense et de stratégie ». En fait, ce gros livre, qui hésite parfois entre la vulgarisation et le professionnalisme, contient la matière de plusieurs ouvrages, au moins trois : une fresque des rapports de force et des fondements socioculturels des grands ensembles mondiaux ; un précis de stratégie ; une réflexion sur les conditions et les impératifs de la défense de la France. Alors, qui trop embrasse mal étreint ? Ce risque n’est pas totalement évité : certains passages ont des allures de fourre-tout, quitte à donner lieu à de fructueuses synthèses. En vingt pages du chapitre II, on passe des Assyriens à mai 1940 ; même impression aux chapitres VII, où l’on a tendance à décrocher devant des schémas faussement simplistes, ou X, qui va de Charles VII à Pinay et de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) aux otages de Téhéran. On peut également se demander si le sujet n’est pas gaillardement débordé dans les chapitres XVII à XIX où l’auteur montre sa parfaite connaissance de l’islam, décrit la mentalité yankee et établit la filiation du vainqueur de Koulikovo [NDLR 2020 : victoire du grand-prince de Moscou Dimitri Ier Ivanovitch sur les Mongols de la Horde d’Or le 8 septembre 1380] à Gorbatchev. Salvan ne parle-t-il pas lui-même de ses « méditations à travers l’histoire, les techniques, les différentes cultures… » ?
Cette présentation du cadre était peut-être nécessaire pour permettre de mieux assimiler ce qui nous a paru l’apport le plus constructif : d’une part les chapitres IV à VI, bien ciblés, d’autre part les chapitres XI à XVI qui font le point sur de grands problèmes de l’heure comme le renseignement, le terrorisme, le désarmement… Entendons-nous bien ; nous ne saurions dénier à Salvan son droit de placer le phénomène « guerre » dans son contexte historique et culturel le plus large. Il en a la capacité et en apporte ici la preuve. Il reste qu’il est dommage – du moment que ce domaine est abordé – que les propositions d’organisation des armées françaises n’occupent in fine que moins de 5 % du volume total.
Il n’est pas possible de « résumer » une telle œuvre sans trahir l’auteur. Beaucoup des positions exprimées nous paraissent parfaitement fondées, depuis les réflexions d’ordre général sur la paix, état « fragile et instable », ou sur le fait que « l’utilisation des armes a toujours précédé la doctrine de leur emploi » (de même que « l’armée a précédé l’État »)… jusqu’aux opinions émises sur nombre de points précis, tels que le grand tort que nous eûmes de nous « gausser » de l’Initiative de défense stratégique (IDS) au lieu de chercher à nous y associer, les risques pour la défense liés à la construction européenne, l’imprudence de certaines déclarations présidentielles, l’ambiguïté de la notion de « droit d’ingérence », la critique de la candeur de notre diplomatie, le sous-emploi du SGDN (Secrétariat général de la Défense nationale) ou encore l’implication tous azimuts du contrôle des armées. Les quelques répétitions sont voulues, nous a dit l’avant-propos se réclamant de Napoléon ; dont acte, nous aurions mauvaise grâce à dénicher le même « scandale géologique » à 16 pages d’intervalle.
Nous laissons en revanche à l’auteur la paternité de ses affirmations sur l’exclusion des pensions du budget français de la défense (ce qui serait à vérifier), sur la tension psychologique « à la limite du supportable » qu’impose « le combat moderne » (ce qui paraît signifier a contrario que le Chemin des Dames n’était que badinage pour âmes sensibles) et sur l’absence d’effet de l’arme chimique sur des « unités bien équipées et bien instruites » (ce que nous nous permettons de contester en dépit des déclarations des « experts » de toute obédience). Par ailleurs, les mille abus évidents dans l’emploi du contingent ne constituent pas forcément des arguments valables contre la conscription ; ce n’est pas parce qu’une institution est mal utilisée qu’elle est mauvaise en soi.
À vrai dire, Salvan n’échappe pas à la mentalité dominante de nos stratèges interventionnistes contemporains qui voient en 1991 un tournant majeur et refont inlassablement la guerre du Golfe en rêvant « d’actions extérieures musclées » et de « projection de forces » et en laissant aller leur imagination jusqu’à « la ligne Vilnius–Istanbul » (pourquoi pas Riga–Odessa ou carrément Oulan-Bator–Karachi ?). Pourtant, l’auteur l’écrit lui-même, « il se révèle chaque année des menaces auxquelles on ne songeait pas » ; s’il recommande à juste titre un commandement de la défense du territoire, s’il dénonce le système des réserves à bas prix, il ne s’étend guère sur les moyens à consacrer à cette mission triviale autant que banalement hexagonale.
Salvan ne lésine pas sur les citations (à nous, Sun Tsu !), mais il ne se réfugie pas abusivement derrière Clausewitz : Hernu, Gallois, Schmitt, Copel et beaucoup d’autres sont « mis en examen » (pour employer le langage moderne). Les collègues anciens et modernes ne sont pas épargnés. Quant à l’aveuglement de Le Borgne (p. 92), c’est assurément un clin d’œil !
Notre écrivain a recherché la caution d’un chroniqueur apprécié (en général) pour sa compétence et son impartialité et qui « aime les officiers qui ont des idées ». Celui-là ne fait pas partie de ces journalistes qui « favorisent l’émotion et l’irrationnel au détriment de l’exactitude », mais des happy few désignés nommément p. 286. Salvan, homme de caractère, n’avait pourtant pas besoin de chaperon. Avec un courage que chacun lui reconnaît et une masse de culture à assommer un bœuf, ce porte-parole des « esprits vigoureux et non conformistes » parmi lesquels il se place délibérément appelle un chat un chat et pose toutes les questions, même les plus difficiles. Cet ouvrage de fond mérite d’être largement lu et commenté et pas seulement dans le milieu militaire. Pour notre part, nous promettons de retenir la machiavélique, « salvanesque » et finale sentence : « L’histoire se rit des prophètes désarmés ». ♦