Afrique - L'opération Turquoise, l'ONU et l'Organisation de l'unité africaine (OUA)
L’opération Turquoise, déclenchée officiellement le 23 juin 1994, et qui s’est achevée le 21 août 1994, aura été l’une des plus grosses interventions militaires françaises en Afrique, avec quelque 2 000 hommes engagés. En dehors de l’opération « hors champ », en Somalie, au sein de l’Onusom II, c’est la première fois depuis les indépendances de ses anciennes colonies que la France prend l’initiative d’une action de cette ampleur dans son pré carré, pour des motifs humanitaires, et non pas à dominante politico-militaire.
De fait, il est clair que Turquoise n’a pas eu pour effet de stabiliser la situation intérieure rwandaise, ni celle de la région. En deux mois, elle a quand même facilité la maîtrise des mouvements de réfugiés puisqu’on estime que la création de la « zone humanitaire sûre » a permis d’éviter l’exil de 2,4 millions de Rwandais. Dans cette même zone, le déploiement français a donné un coup d’arrêt notable aux massacres entre Hutus et Tutsis. Turquoise a également organisé l’acheminement de 6 000 tonnes d’aide alimentaire et de 6 000 mètres cubes d’eau, sans parler des interventions sanitaires et de l’inhumation de 30 000 victimes du choléra, de la dysenterie ou de la malnutrition. Il faut dire qu’avec près d’un million de morts annoncés le drame rwandais aura été l’un des plus terribles auxquels la France s’est trouvée confrontée dans un pays africain avec lequel elle a entretenu des relations de coopération privilégiées et dans lequel elle s’est engagée politiquement, ce qui bien sûr lui conférait de lourdes responsabilités.
Le Rwanda marquera en tout cas sans aucun doute l’histoire des interventions militaires françaises en Afrique. Paradoxalement, l’échec de l’engagement politico-militaire français dans ce pays entre 1990 et 1993 a été un élément déterminant dans la décision de lancer l’opération Turquoise. Depuis les années 1960, un tel échec avait déjà été vécu au Tchad (départ des troupes françaises en 1980), mais avait été largement rattrapé avec le succès des opérations Manta et Épervier. Au début du mois de juin 1994, la France s’est retrouvée dans une situation difficile. En avril, quelque 500 militaires avaient rapidement évacué les ressortissants étrangers et s’étaient aussitôt retirés. Les massacres prenaient une ampleur désastreuse. On disait alors que Paris abandonnait le Rwanda à son triste sort et ne voulait plus avant longtemps y remettre les pieds. De fait, si la France ne réagissait pas, elle se condamnait à accepter un échec notable dans sa politique africaine ; mais si elle décidait de réagir, elle prenait un certain nombre de risques compte tenu du contexte.
En effet, tout d’abord sa politique au Rwanda était critiquée et considérée comme partiale puisqu’elle avait soutenu jusqu’au bout le régime de Juvenal Habyarimana, même s’il est incontestable qu’elle avait œuvré pour faire évoluer le régime vers une démocratisation et faire cesser la guerre par la négociation avec le Front patriotique rwandais (FPR) pour un partage du pouvoir. Cette situation renforçait d’ailleurs la détermination du FPR dans ses critiques anti-françaises et ses efforts pour mettre Paris hors du jeu rwandais. Conscient de l’incapacité des Nations unies à mettre rapidement en œuvre le déploiement de la Minuar II (Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda II), sachant que les accords limités concédés au sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à Tunis n’allaient pas être, du côté africain, suivis d’effets pratiques immédiats, le FPR affichait avec énergie son hostilité à la France, mettant en avant son impartialité, afin de rendre illégitime une action lancée par Paris. À cela, il faut ajouter le fait que les réactions européennes et africaines aux efforts français étaient certes aimables dans la forme, mais bien peu stimulantes dans la pratique : du côté européen, et même américain, de l’indifférence, voire de la méfiance ; du côté africain, des exigences financières exorbitantes pour participer immédiatement à une force d’intervention. De plus, la première proposition française de prélever des unités sur les forces de l’ONU en Somalie pour les dépêcher au Rwanda n’a pas été soutenue par les autres grandes puissances.
On sait qu’il y eut alors à Paris parmi les responsables de la politique extérieure et de sécurité, trois courants de pensée. Les premiers estimaient qu’il était urgent de ne rien faire, quitte à accepter une rupture dans la politique africaine de la France, d’autres se montraient dubitatifs et hésitants entre l’ampleur des risques encourus et celle du drame humain. Les derniers estimaient qu’il y avait là pour la France « un véritable devoir d’intervention » et ils ont emporté la décision. C’est le Premier ministre Édouard Balladur qui, dès la décision prise, a fixé publiquement les conditions strictes dans lesquelles devait se dérouler cette opération politiquement risquée : d’abord la France devait agir dans un contexte international (une résolution des Nations unies votée le 22 juin ; participation d’autres pays qui se limitera finalement à des contingents restreints du Sénégal, du Tchad, du Congo, de Guinée-Bissau, du Niger, de Mauritanie et d’Égypte) ; ensuite l’opération ne devait être ni politique ni militaire, mais purement humanitaire ; enfin, elle devait être limitée dans le temps (à la durée de deux mois prévue par la résolution) et assurer seulement un relais permettant aux Nations unies d’organiser le déploiement de la Minuar II. Il faut quand même préciser que si la France a tenu à agir dans un contexte international, elle a quand même conservé seule la maîtrise de l’opération, estimant qu’elle connaissait suffisamment bien la zone et que, par expérience, elle agirait plus vite et plus sûrement ainsi, d’autant plus qu’aucune autre grande puissance n’avait accepté de s’engager à ses côtés.
Les premières interventions militaires françaises en Afrique, dans les années 1960, ont principalement servi, conformément aux accords bilatéraux conclus lors des indépendances, à maintenir l’ordre intérieur et à protéger des régimes amis. Dans les années 1970, la rivalité Est-Ouest, les ambitions soviéto-cubaines sur le continent, la menace libyenne ont constitué de nouveaux facteurs de déstabilisation des pays francophones et c’est ainsi que la France a dû réagir, au Tchad ou au Zaïre par exemple. La très controversée opération Barracuda en Centrafrique, en 1979, a en tout cas marqué la fin d’une époque. La gauche française, en arrivant au pouvoir en 1981, avait la réputation d’être anti-interventionniste. Pourtant, durant les deux septennats de François Mitterrand, on compte plus d’une dizaine d’interventions militaires en Afrique. La doctrine affichée indiquait deux motifs légitimes principaux d’intervention : la sacro-sainte sécurité des ressortissants français qui reste une constante, indiscutable, et une agression extérieure caractérisée contre un pays du pré carré. Trois cas à cet égard peuvent être considérés comme des limites : l’intervention au Togo en 1986, celle aux Comores en 1989 et celle au Rwanda de 1990 à 1993. Au Zaïre en 1991 et au Rwanda en 1994, on a bien voulu marquer le refus d’apporter un quelconque soutien aux régimes en place en retirant les troupes aussitôt après l’évacuation des ressortissants étrangers.
Depuis la fin de la guerre froide, la menace soviéto-cubaine s’est effacée et la menace libyenne s’est notablement dégonflée. Outre la sécurité des ressortissants français, c’est la dimension humanitaire qui devient un élément important de la doctrine d’intervention française ; Turquoise en est une illustration parfaite. L’autre élément nouveau important est le maintien de la paix. Ces deux éléments sont d’ailleurs clairement exposés dans le 5e des 6 scénarios décrits dans le Livre blanc sur la Défense de 1994 concernant les hypothèses d’emploi des forces. On constate de fait en lisant ce texte que l’organisation de l’opération Turquoise s’en est directement inspirée : « Ne faisant pas peser de menace majeure sur nos intérêts, ce scénario peut néanmoins évoluer vers un enlisement de plus en plus exigeant en moyens. Il est donc essentiel de voir préciser, dès le début de l’action, les critères justifiant notre engagement et de tenter d’évaluer la durée prévisible de celui-ci ». Pour ce qui concerne ce scénario, l’opération Turquoise a incontestablement permis de vérifier et de confirmer ces indications du Livre blanc. Il reste que les autres hypothèses d’intervention sur le continent africain, telles qu’elles sont présentées dans le scénario 4, risquent fort dans l’avenir de poser davantage de problèmes, d’ailleurs plutôt politiques que militaires.
En tout état de cause, du côté français, on insiste de plus en plus sur la nécessité de voir les Africains eux-mêmes se mobiliser et s’engager plus directement dans la résolution de leurs problèmes de sécurité : qu’ils agissent d’abord préventivement de manière systématique ; qu’ils s’organisent ensuite pour pouvoir intervenir eux-mêmes quand une crise éclate. Au cours du voyage qu’il a effectué en Afrique fin juillet 1994, le Premier ministre Édouard Balladur s’est ainsi clairement adressé à l’OUA : « Les récents événements sur le continent africain concernent cette Organisation qui souhaite aujourd’hui, selon les orientations des Nations unies, mener des actions capables de désamorcer les conflits ou de leur apporter une solution. Il faudra du temps et des efforts pour que cette politique puisse véritablement porter ses fruits, et qu’à l’image de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) sur le continent européen, l’OUA développe encore ses activités de diplomatie préventive et se transforme en un véritable mécanisme de sécurité collective ; mais la France, avec d’autres pays, est prête à apporter toute son aide à une telle orientation ».
L’OUA ne doit pas se contenter de prévention et doit désormais se préparer à réduire les sollicitations directes africaines concernant la sécurité auprès de pays occidentaux moins interventionnistes et des Nations unies débordées par leurs difficultés : « La dure leçon du Rwanda incite également à s’interroger sur les moyens dont dispose l’Afrique dans le domaine du maintien de la paix. Lorsque le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, a voulu mettre en place la Minuar renforcée, conformément au mandat qui lui avait été donné, il s’est trouvé en face d’effectifs fournis par de nombreux pays africains qui étaient suffisants en nombre pour accomplir leur tâche. En revanche, ces forces n’étaient pas équipées. Elles manquaient d’armements, de moyens de transport et de logistique et il a fallu les efforts que vous savez pour obtenir que les pays qui avaient promis de contribuer à cet équipement commencent à se mobiliser. Ne faut-il pas aujourd’hui réfléchir à la manière d’éviter à l’avenir de tels retards ? Il me paraît urgent d’étudier la mise sur pied d’une structure propre ment africaine qui soit capable d’intervenir rapidement en Afrique pour des opérations de maintien de la paix. La France et les institutions européennes, mais aussi d’autres contributeurs, pourraient apporter leur coopération à un tel projet. » ♦