Stratégie soviétique et chute du Pacte de Varsovie
Il est inutile de présenter le général Henri Paris aux lecteurs de cette revue, puisqu’ils ont souvent apprécié ses contributions, et ils savent donc qu’il est un expert éminent en soviétologie militaire et dans la réflexion stratégique. Familier de la langue russe et de la dialectique marxiste-léniniste, il nous propose aujourd’hui un aperçu rétrospectif sur la stratégie soviétique pendant la guerre froide, qu’il était un des seuls à pouvoir porter avec une telle compétence. Précisons qu’il s’agit d’un condensé de sa thèse de doctorat en histoire, soutenue en mars 1993 à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et qui avait alors reçu la mention « très honorable » et les « félicitations du jury », c’est-à-dire les appréciations suprêmes.
Ce qui rend cette étude particulièrement originale, c’est qu’elle a été bâtie à partir de textes et de déclarations soviétiques. En effet, nous démontre son auteur, l’appareil soviétique était largement transparent, puisque les marxistes-léninistes doivent parler beaucoup pour convaincre de la justesse de leur cause. Ils ont aussi le culte de la chose écrite, car, mieux que le verbe, elle permet de suivre le cours des longs développements dialectiques. Les questions militaires n’ont pas échappé à ces exigences et il en est résulté une floraison de publications et de déclarations, lesquelles, « à condition de rester dans les rambardes fixées par le marxisme-léninisme », ont été largement diffusées dans des milieux très diversifiés, par suite du rôle dirigeant du parti présent dans tous les domaines, et par suite aussi de l’importance numérique d’un appareil militaire recruté par la conscription. Les Occidentaux ont eu trop souvent le tort à n’y voir que « langue de bois », remarque notre auteur, alors qu’il s’agit d’une logique, au vocabulaire certes très particulier, mais qui, depuis 1917, avait modelé tous les individus, y compris Soljenitsyne ajoute-t-il, au risque de faire scandale.
Dans le premier chapitre de son livre, le général Paris va nous initier à la pensée militaire soviétique, après nous avoir rappelé les distinctions subtiles qu’elle introduit entre « doctrine militaire », « science militaire », « art militaire », et « art opératif ». Munis désormais de cette « boîte à outils » conceptuelle et à condition, insiste-t-il, de garder en mémoire son fondement marxiste-léniniste sans quoi tout cela peut paraître hermétique, nous pouvons mieux comprendre l’essence et la nature de la guerre telles que les percevaient les Soviétiques, les classifications qu’ils faisaient entre les divers types de conflits suivant leur caractère idéologique, et surtout les automatismes d’engagement que cette classification entraînait, y compris pour ce qui concerne l’emploi de l’arme nucléaire. Suit alors une analyse très explicite du concept ambigu de « coexistence pacifique », laquelle est documentée par la relation détaillée de sa genèse. L’auteur nous éclaire ensuite sur la signification et la portée de l’autre concept soviétique de base que constitue « l’internationalisme » socialiste, en nous en relatant également l’origine. À cette occasion, il nous fait découvrir la portée et l’organisation du Pacte de Varsovie, qui ne fut pas en définitive l’institution suprême de cet internationalisme dans le « camp socialiste » qu’il aurait pu être, mais seulement une « décalque » du pacte de l’Atlantique Nord, le traité de Varsovie étant même plus restrictif que celui de Washington dans les obligations d’engagement imposées à ses membres, sinon dans leurs obligations de consultation.
Vient alors un chapitre très intéressant sur la perception soviétique de l’ennemi et la définition de l’« ennemi principal ». Nous n’apprendrons rien à nos lecteurs en disant que les États-Unis ont incarné aux yeux des Soviétiques l’« impérialisme dominateur et hégémonique » par excellence. Cependant, l’auteur nous explique comment ils ont perçu les stratégies américaines successives, notamment celle dite par eux de « l’intimidation réaliste par l’épouvante », puis celle de « la confrontation directe » ; et aussi comment ils en sont venus à admettre « la parité » avant de souhaiter le « partenariat ». L’analyse que nous attendions surtout était celle de la perception de « l’ennemi français », et là nous sommes servis, car la perception d’une France hostile dès l’origine à l’État issu de la révolution d’Octobre s’est perpétuée dans ce système de pensée qui « érige la continuité historique en science absolue ». L’auteur nous commente alors longuement les rapports franco-soviétiques depuis cette époque, pour aboutir à la vision qu’avaient récemment ces derniers de la politique et de la stratégie française : la France veut être le chef de file de la « Petite Europe », en s’appuyant sur ses forces nucléaires ; celles-ci constituent bien un pôle de décision indépendant, mais les armes dites « préstratégiques » sont en fait destinées à être employées sur le champ de bataille ; quant à ses forces classiques, elles sont en fait incorporées dans le dispositif de l’Otan. En définitive, toujours selon eux, la France a joué un rôle positif en se dressant en contre-pouvoir des Américains dans l’Alliance atlantique, mais son rôle devient négatif quand elle s’efforce de créer un « centre de puissance » européen sous son égide, et qu’elle y entraîne l’Allemagne fédérale, empêchant ainsi la dénucléarisation de l’Europe centrale. Notre auteur en arrive à la conclusion que le découplage des systèmes nucléaires de l’Ancien et du Nouveau Continent, qu’a manifesté le démantèlement des systèmes à portée intermédiaire, tendait pour les Soviétiques à « hisser la France au rang de leur ennemi principal en Europe ».
Ce que nous attendions par ailleurs avec intérêt de cet ouvrage, c’est qu’il nous éclaire sur la réalité du concept stratégique de l’Union Soviétique, en particulier dans le domaine nucléaire. Le diagnostic qu’il nous propose peut être résumé ainsi : depuis la fin de la guerre de Pologne, en 1920, jusqu’au début des années 60, concept résolument offensif basé sur l’emploi des armes classiques ; ensuite, jusqu’au milieu des années 80, concept tout aussi offensif, mais centré sur la prédominance du feu nucléaire ; enfin, évolution qui rapproche le concept des Soviétiques de celui des Occidentaux fondé sur la dissuasion. Notre auteur, au long de trois chapitres, va argumenter très solidement son diagnostic, en nous commentant les différentes péripéties de ces trois époques. Nous en retiendrons essentiellement qu’à l’époque de la guerre froide, l’ensemble de l’appareil militaire soviétique était axé sur le concept d’une victoire définitive par l’« écrasement décisif et total de l’adversaire », et que les moyens nucléaires y avaient une priorité fondamentale. L’appareil militaire était constitué et organisé pour répondre à l’hypothèse majeure : mener victorieusement une guerre nucléaire généralisée. Toutefois, la perestroïka militaire précédera la perestroïka politique, puisqu’en 1985 le maréchal Ogarkov allait constater qu’« il est criminel de considérer une guerre thermonucléaire comme un moyen rationnel de la continuation de la politique ». Or c’est cette constatation, alors hérétique, que trois ans plus tard reprendra à son compte Mikhaël Gorbatchev, devenu secrétaire général du parti et chef de l’État. Notre auteur nous expose alors le concept défensif, né de la « nouvelle pensée politique », qui avait été adopté à la veille de la disparition du Pacte de Varsovie et de l’écroulement de l’Union Soviétique.
Nous passerons, malgré leur intérêt rétrospectif, sur les trois chapitres qui concernent l’organisation du commandement et des forces armées de l’Union Soviétique et du Pacte de Varsovie, en notant cependant que l’un d’entre eux nous donne des précisions peu connues sur le fonctionnement du Conseil de défense soviétique. Pour finir, nous conseillons fort à nos lecteurs de lire le chapitre passionnant qui relate, à partir de sources nouvelles, l’histoire de cette perestroïka et de cette nouvelle pensée politique qui vont saper le socle idéologique sur lequel était bâtie l’Union Soviétique, et aussi l’histoire de son agonie qui en résultera. Nous revivons là, très bien brossés, le coup d’État manqué d’août 1991, et, sous la sommation de Boris Eltsine, la démission de Mikhaël Gorbatchev le 25 décembre : « Dans la nuit qui tombe, le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau est amené au Kremlin… l’Union Soviétique a ainsi cessé d’exister, et la Communauté des États indépendants qui prétend lui avoir succédé, n’a plus en commun qu’un bouton nucléaire. »
Dans les mains de qui ce bouton va-t-il tomber demain, et pour quoi en faire ? Telle est la question qui nous angoisse aujourd’hui, au moment où ceux qui osent se déclarer encore communistes reviennent ou se rapprochent du pouvoir un peu partout dans les pays de l’ex-Pacte de Varsovie. L’ouvrage du général Paris est sous-titré : « La clé de l’avenir ». Souhaitons donc qu’il nous assiste aussi dans la compréhension du présent ; et pour cela, ne méritons pas le reproche que nous fait l’auteur du dernier prix Goncourt, celui d’appartenir à « cet Occident rationnel et froid », et à « cette Europe qui, de la forteresse de sa civilisation, observe avec condescendance nos misères de barbares ». ♦