Demain, la guerre, une visite guidée
N’en croyez pas le titre. Ce que François Géré, après d’autres, nous explique, c’est que la guerre n’est plus de saison. Avec une froideur voulue, qui donne du poids à la démonstration, il nous convie à une exposition des armes et des procédés que les hommes auront demain à leur disposition. Pour quoi faire ? Telle est la vraie question, et qui rend optimiste : sommé de répondre, l’interpellé reste coi, ses armes bizarres à la main.
L’auteur, bien connu des lecteurs de notre revue et directeur de la recherche à la Fondation pour les études de défense, commence par planter un décor en deux tableaux, « Ici et ailleurs », partage que beaucoup nomment plus crûment Nord et Sud. Ici c’est la paix, évidence mal acceptée ; notre paix ne résulte pas d’un choix vertueux : pas le moindre motif d’en découdre entre nous ni, si l’on en trouvait un, la moindre volonté d’y venir ; l’altérité s’en est allée, voilà tout, et notre existence même n’est pas très assurée. Ailleurs, c’est… ailleurs. Censurée chez nous, la guerre s’y montre sans voile, telle que toujours elle fut, diablement humaine et bien divertissante.
Notre Ici pacifique continue pourtant, par une sorte de routine, de s’abandonner à « la pesanteur de la puissance », laquelle, dit-on, sera technique et donc d’abord américaine. Suivons le guide. Voici, invention cohérente avec la mort scandaleuse, les armes « non létales ». Les adversaires extérieurs doivent être traités avec les égards que l’on a pour ceux de l’intérieur : n’est-ce pas l’ordre public mondial qu’il s’agit de maintenir ou de restaurer ? Cet ordre universel, le terroriste n’en veut pas, qui fait trembler. Calmez-vous, bonnes gens, c’est jouer à se faire peur. Le terrorisme nucléaire n’en vaut pas la chandelle ; et pour le reste, quel gain le terroriste peut-il espérer de ses mauvais coups ?
L’art de la guerre, néanmoins, se perpétue dans la technique, et le « nouvel art opérationnel » est une révolution. Du scandale de la mort on passe à « la phobie du contact ». Le corps de l’autre fait horreur et c’est de loin, avec des armes exactement guidées qu’on engagera la cible ; mais quelle cible ? L’adversaire lui-même bénéficiera du « zéro mort » et la séquence « tuer pour dominer » devient « dominer pour épargner ».
De cette domination, l’information est la clé. Elle est partout à l’œuvre, et pas seulement dans les armées. S’ensuivent de regrettables amalgames, dénoncés par l’auteur qui veut qu’on maintienne la guerre dans sa grandeur terrible. La guerre économique est un contresens, aggravé par la mode de « l’intelligence » qu’on y applique. L’information, matériau nécessaire de la compétition, doit être distinguée du renseignement, condition d’une agression efficace. Au demeurant, agressive ou compétitive, la « guerre » de l’information a ses limites. Aux virus, intrusions, intoxications, les réseaux sont capables, par nature, de résister. François Géré, pourtant, voudrait que les manieurs de mots soient plus circonspects : par insouciance ou incapacité à se défaire des habitudes guerrières, ils risquent, par leurs extrapolations paresseuses, de « recharger la batterie conflictuelle ».
Les guerres ordinaires ne sont-elles pas de retour ? Ailleurs, sans doute, et le puissant d’Ici pourrait y être mêlé. D’où la volonté américaine de ne jamais subir et de se maintenir dans la surpuissance, overwhelming force. Cependant, la puissance technique sécrète ses propres faiblesses : la volonté par laquelle on fabrique les machines n’est pas celle qui les mène au combat ; les machines elles-mêmes sont si précieuses qu’il importe de les ménager, « on ne fait pas de stock-cars avec des Rolls Royce ».
L’auteur termine en proposant quelques thèses, rassurantes comme le livre. Retenons celle-ci, en forme de syllogisme : une guerre mondiale est impossible ; toute guerre, médiatisée, se mondialise ; toute guerre devient impossible. Alors, à quoi rime cette recherche technologique appliquée aux armes ? « Tant d’efforts, pour quoi faire ? » Pulsion enfantine, suggère François Géré en réponse. Reste un doute, que le stratégiste ne saurait éliminer. Le regard qu’une société porte sur la guerre reflète sa culture ; quand l’homme d’Ailleurs rejoindra-t-il, dans sa vision apaisée du monde, l’homme d’Ici ? ♦