Reproduction de l'exposé fait par M. Jean-Laurent Delpech devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationales (IHEDN) le 3 mai 1975.
Entretien à l'IHEDN avec le Délégué ministériel pour l'armement
Vous m’avez posé de très nombreuses et pertinentes questions. Chacune mériterait un débat, mais le temps nous étant mesuré, je les ai regroupées par grandes rubriques et je répondrai à plusieurs d’entre elles au cours d’un même exposé.
La politique industrielle dans le domaine de l’armement
Plusieurs personnes ou comités de travail s’intéressent à la politique industrielle en matière d’armement : place de l’armement dans l’industrie nationale ? Place des arsenaux et de l’industrie nationalisée dans l’industrie d’armement ? Concentration et politique vis-à-vis des monopoles ? Recours à des achats à l’étranger ?
Situons d’abord la D.M.A. et l’armement dans l’ensemble industriel français :
1. En 1974, la France employait directement environ 270.000 personnes à la production de matériels d’armement pour un chiffre d’affaires de l’ordre de 25 milliards de francs.
Les matériels d’armement sont fabriqués approximativement pour 20 % dans la D.M.A. (essentiellement en constructions navales et en armements terrestres — véhicules blindés et munitions), 30 % dans le secteur nationalisé (principalement dans le secteur aéronautique SNIAS, SNECMA, et dans le nucléaire CEA), et 50 % dans l’industrie privée (notamment dans le secteur électronique et l’aéronautique). Il en ressort que les trois pôles principaux de l’industrie d’armement en France sont l’aéronautique, l’électronique et les arsenaux. L’impact de l’armement est beaucoup moins notable dans le secteur de l’automobile, de la mécanique et de la chimie.
Le tableau ci-dessous vous indique la répartition du budget Armement de 1974 entre les diverses branches industrielles.
Répartition industrielle du budget armement 1974
Secteurs Industriels | Pourcentages | Part études essais | Part fabrication |
Établissements de la DMA | 19 % | 15 % | 85 % |
Établissement du CEA | 7 % | 44 % | 56 % |
Industrie aérospatiale | 35 % | 19 % | 81 % |
Industrie électronique | 19 % | 22 % | 78 % |
Industries mécaniques | 10 % | 5 % | 95 % |
Industries diverses (Poudres - Nucléaires - Divers) | 10 % | 32 % | 68 % |
Total | 100 % | 21 % | 79 % |
2. La mission première de la D.M.A. est d’étudier, de faire réaliser et aussi parfois de maintenir en condition les matériels dont les armées françaises ont besoin.
Il n’en découle absolument pas que la D.M.A. doivent réaliser par ses propres moyens tous ces matériels. Ainsi, sur les 75.000 personnes employées à la D.M.A., 25.000 se consacrent à des tâches de caractère étatique (gestion de crédits, passation et suivi de marchés dans l’industrie privée, direction de programmes, etc., par opposition aux tâches industrielles).
Cependant, la D.M.A. dispose, pour les armements terrestres et les constructions navales, d’un potentiel industriel important (50.000 personnes) et d’une haute compétence qu’il convient bien évidemment de préserver. Le chiffre d’affaires de la D.T.A.T. et de la D.T.C.N. (1) en 1973 était de 6,2 milliards environ. Ce potentiel industriel situe la D.M.A. parmi les plus grandes entreprises industrielles françaises.
La D.M.A. réalise la moitié des matériels d’armement terrestres fabriqués en France. Pour les munitions, il reste, à côté de la D.T.A.T., plusieurs industriels privés (Gévelot, Luchaire, Manhurin, Brandt,…) et, dans la plupart des cas, deux pôles de fabrication ont été maintenus en vue de préserver une certaine concurrence. Pour les véhicules blindés, malgré une certaine spécialisation visant à faire réaliser par la D.T.A.T. les matériels blindés à chenilles et par l’industrie privée les matériels à roues, la concurrence est maintenue au niveau des sous-ensembles et l’exportation permet aux industriels privés (Panhard, Creusot-Loire, Saviem, Berliet) de s’affirmer sur les marchés extérieurs et de maintenir la compétitivité de l’industrie française.
En ce qui concerne les constructions navales, la quasi-totalité des bâtiments de la Marine française est réalisée dans les arsenaux de la D.M.A., les chantiers privés n’ayant guère d’activité militaire qu’à l’exportation. La prédominance des arsenaux dans la réalisation des bâtiments militaires s’explique à la fois par des raisons historiques et par la spécialisation poussée et les compétences techniques nécessaires pour ce type de bâtiment où l’aspect système d’arme prend une importance toute particulière et où la part armes et équipement l’emporte de plus en plus sur la part coque-machines ; également en raison de l’infrastructure nécessaire pour permettre la fabrication et la réparation des grosses unités.
Puisque je parle de réparation de navires, l’un d’entre vous, le capitaine de vaisseau S., a demandé quels étaient les rapports entre le Chef d’État-Major des Armées et le Délégué dans ce domaine.
Je le rassure tout de suite : ils sont excellents… En fait, sa question est double : pourquoi l’entretien majeur de la flotte est-il fait par la D.T.C.N., et quelle est la position de cette direction par rapport au Chef d’État-Major de la Marine ?
1. Pour répondre à la première question, je dirai d’abord qu’en matière de navires, la notion de prototype n’a pas le même contenu que pour les autres matériels d’armement. Il ne peut être question de livrer un navire prototype à des expérimentations prolongées permettant la définition (et ultérieurement la production) d’une série d’unités identiques. Le navire prototype doit être admis au service actif au même titre que toutes les unités de la série, alors que pour un char ou un avion, le prototype est soumis à toutes sortes d’essais de vieillissement, ce qui permet de mettre au point la fabrication en série. La flotte en service constitue de ce fait le champ d’expérimentations obligé de la flotte en construction. Un navire n’est d’autre part, à strictement parler, jamais terminé ; des adaptations interviennent tout au long d’une vie qui s’étale en moyenne sur 25 années, adaptations pouvant aller de la simple modification d’un composant jusqu’à une refonte d’ensemble.
Ceci implique des liaisons étroites permanentes entre les activités de conception et de construction et les activités d’entretien majeur en service, liaisons qui ne sauraient être mieux assurées qu’au sein d’un même organisme, la D.T.C.N. en l’occurrence. Sur le plan industriel, cette organisation est d’une grande souplesse. Elle permet, en particulier en temps de crise où la disponibilité opérationnelle des navires en service devient une priorité absolue, des transferts de moyens immédiats et importants des constructions en cours vers l’entretien. Ce sont en effet dans les ports les mêmes plans d’eau, les mêmes quais équipés, les mêmes cales sèches, les mêmes ateliers et les mêmes personnels spécialistes qui sont utilisés par les deux activités ; l’activité réparation est d’ailleurs loin d’être négligeable, puisqu’elle représente le tiers des heures productives de la D.T.C.N. J’ajoute que la position particulière de la D.T.C.N. en matière d’entretien relève d’une longue histoire, traversée de périodes de crises graves et de conflits armés, et qu’elle a en toutes circonstances démontré son efficacité.
2. Pour répondre à la deuxième question, il faut considérer que si l’entretien de la flotte fait appel à des moyens industriels, il fait aussi appel à des moyens militaires. Sauf circonstances exceptionnelles, la vie d’un navire ne connaît jamais l’anonymat d’une absence d’équipage. Son entretien est une tâche quotidienne, à la mer comme au mouillage, et relève d’abord de la responsabilité du Commandant.
Les établissements de la D.T.C.N. interviennent normalement sur programmes fixés par un plan à cinq ans avec mise à jour annuelle. Ils interviennent aussi à la demande, en n’importe quel point du globe, lorsque les réparations excèdent les moyens militaires.
Quelle que soit l’appartenance des moyens appliqués, l’entretien de la flotte constitue un tout étroitement associé à l’activité des forces. L’entretien doit donc nécessairement relever d’une autorité unique qui ne peut être que le Chef d’État-Major de la Marine.
La D.T.C.N., rattachée organiquement à la D.M.A., est ainsi placée fonctionnellement sous l’autorité du Chef d’État-Major de la Marine pour tout ce qui concerne ce domaine d’activité. À l’échelon central, celui-ci est couvert par une sous-direction particulière de l’entretien de la flotte. À l’échelon des ports, les directeurs locaux des constructions et armes navales relèvent de même fonctionnellement de l’autorité maritime locale pour la satisfaction des besoins des forces. Ainsi la dualité D.M.A.-État-Major de la Marine n’est qu’apparente : il n’y a en fait ni double emploi, ni conflit de responsabilité.
Ainsi donc, nos arsenaux contribuent largement aux tâches industrielles de l’armement ; ils le font convenablement et même avec un rendement et une productivité comparables à ceux des autres industries d’armement. Je trouve cela satisfaisant et je n’aurai pas l’intention de modifier cette situation.
Le Comité n° 2 demande dans quelle mesure le budget de l’armement permet d’avoir une action de politique industrielle.
Effectivement, alors que le budget total de la Défense représente de l’ordre de 16 % du budget total de la nation, les dépenses d’équipement des Armées (dépenses en capital) représentent de l’ordre de 40 % de l’ensemble des dépenses en capital du budget national. Il est donc bien évident que, par le biais des crédits d’équipement des Armées, l’État peut avoir une influence sensible sur le développement des branches industrielles qui participent à la réalisation de ces matériels.
Mais les crédits d’équipement des Armées sont faits pour doter nos forces des matériels qui leur sont nécessaires en vue de l’accomplissement des missions fixées par le Gouvernement. Ils ne sont pas faits pour moduler une politique industrielle générale et effectivement ils ne reçoivent pas cette utilisation. Dans quelques cas, il peut arriver que des commandes soient accélérées pour permettre, quand l’intérêt général l’exige, à une entreprise de traverser un creux temporaire. De même des sous-traitances peuvent être transférées de temps à autre pour les mêmes raisons. Les procédures de règlement de factures peuvent parfois être abrégées pour éviter à un fournisseur une crise fatale de trésorerie. Mais tout cela est rare, peu volumineux, traité au cas par cas, et ne relève pas du tout de la modulation de la politique industrielle de l’État, qui concerne d’ailleurs un autre ministère.
Si la priorité donnée à la force nucléaire a nécessité le développement de certaines branches industrielles — industrie nucléaire, fabrication de vecteurs balistiques (industrie aéronautique), fabrication des SNLE (D.T.C.N.) — il n’en reste pas moins que les crédits ont été répartis en vue de satisfaire au mieux les besoins des Armées et non avec l’objectif de soutenir, sur le plan économique, certains secteurs industriels.
Beaucoup d’entre vous semblent craindre la concentration industrielle et la création de monopoles au sein de l’industrie d’armement. Une première question se pose : pourquoi de telles concentrations ?
Les matériels d’armement modernes sont très diversifiés : ils constituent de plus en plus souvent de véritables systèmes intégrant de multiples techniques. La mise au point de ces systèmes nécessite des développements longs et coûteux, alors que la longueur des séries tend à diminuer du fait des contraintes budgétaires. Dix ans sont souvent nécessaires au développement d’un programme et l’unité de dépenses est le plus souvent le milliard de francs. Par contre, compte tenu de l’accroissement des performances, il faut en général moins de matériels pour remplacer ceux en service.
Il en ressort qu’il est de plus en plus difficile, pour un pays de la taille du nôtre, de conserver dans tous les domaines concernés plusieurs industriels capables de réaliser concurremment des matériels d’armement.
Dans de nombreux secteurs, il n’est pas possible d’alimenter de façon régulière (notamment dans le domaine des études) plus d’un industriel par type de matériel (c’est, par exemple, le cas pour les avions de combat, les hélicoptères, les engins balistiques ou les sous-marins nucléaires). Par ailleurs, la complexité des grands systèmes d’arme conduit à ce que la maîtrise-d’œuvre ne puisse en être confiée qu’à des industriels suffisamment puissants, mieux à même de faire face aux aléas techniques et financiers de tels programmes et d’effectuer l’effort nécessaire pour s’imposer sur le marché international grâce à leur réseau commercial. La tendance générale va donc bien, comme vous l’avez noté, vers une certaine concentration et la constitution quasi inévitable des monopoles, malgré les inconvénients qui en découlent.
On peut craindre en effet qu’un industriel bénéficiant d’un marché national pratiquement réservé n’augmente ses prix sans raisons techniques valables, néglige la qualité de son produit, ne respecte pas les délais de livraison, ou encore ne fasse pas l’effort nécessaire pour améliorer ses matériels et pour préserver sa capacité d’innovation. L’absence de concurrence peut conduire les industriels à « s’endormir », assurés qu’ils sont de leur marché et de leur avenir, et à perdre ainsi à terme toute compétitivité.
Nous sommes bien conscients de tous ces dangers et plus je vais, plus je suis convaincu que rien ne vaut la concurrence. Il n’empêche que nous ne sommes assez riches ni en argent ni en hommes pour pouvoir toujours nous « payer » une concurrence, surtout si une telle attitude risque de précipiter certains secteurs de notre industrie dans des bras étrangers. Rien ne sert de gémir, il faut être réaliste, ce qui signifie qu’il faut prendre des dispositions pour se protéger.
Quelles sont ces dispositions ? Je vais essayer de passer en revue les plus importantes.
• La première disposition consiste à laisser toujours ouverte l’éventualité de commandes à l’étranger, c’est-à-dire de recréer la concurrence par l’importation. Une telle démarche a ses limites et ne peut être suivie qu’avec circonspection : elle entraîne des sorties de devises ; elle enlève du travail à nos usines ; elle peut provoquer des licenciements avec leurs douloureuses conséquences sociales ; elle aliène en partie notre indépendance (nous devenons tributaires de l’étranger, ne serait-ce qu’en matière de rechanges) ; elle est susceptible d’entraîner la disparition définitive de nos moyens d’étude dans certains secteurs. Malgré tout, le recours à l’importation ne saurait être exclu. Je peux vous assurer que les États-Majors et la D.M.A. se tiennent informés en permanence des prix des matériels étrangers comparables aux nôtres.
• Une seconde disposition consiste à admettre les exportations de matériels d’armement. Ces exportations obligent nos entreprises à une confrontation sur les marchés extérieurs qui les stimule et maintient leur compétitivité, compensant ainsi la disparition progressive de la concurrence interne. Elles présentent en outre d’autres avantages bien connus (obtention de devises étrangères, accroissement de la charge de travail, meilleure exploitation des coûts de développement, allongement des séries). Elles se heurtent cependant à de sévères limitations en raison des impératifs de protection du secret et des contraintes de politique étrangère. Il n’en reste pas moins qu’une industrie exportatrice a de bonnes chances d’être compétitive et donc d’être à même de fournir à son propre pays des matériels de qualité à des prix concurrentiels. C’est un gage de bonne santé. Je reparlerai d’ailleurs ultérieurement des problèmes « exportation ».
• Une troisième action me paraît également pouvoir remédier à la diminution de la concurrence : il s’agit du développement de la sous-traitance. Une telle politique vise, après avoir abandonné la concurrence au niveau des maîtres-d’œuvre, à la retrouver au niveau des sous-traitants, conduisant, ce faisant, à une diminution des prix. Une telle incitation à la sous-traitance présente en outre l’avantage d’éviter d’alourdir exagérément notre industrie d’armement, de la dissuader d’essayer de faire elle-même ce qu’elle peut confier à d’autres, de diminuer ses investissements et de soulager sa trésorerie.
• Un autre moyen à ne pas négliger consiste à encourager la diversification civile de notre industrie d’armement, du moins celle qui relève du secteur privé, car vous verrez que nous n’adoptons pas la même attitude vis-à-vis de nos arsenaux. Quand au sein d’une même entreprise existe une activité notable en prise directe sur un marché hautement concurrentiel, il en résulte nécessairement un état d’esprit d’ensemble qui diffuse et profite aux autres activités de l’entreprise qui, en situation de monopole, seraient grevées par la sclérose. En bref, si n’avoir qu’un fournisseur n’est pas bon pour le client, symétriquement il n’est pas bon pour le fournisseur de n’avoir qu’un seul client.
• Une cinquième action consiste à rechercher le maintien d’une concurrence potentielle possible dans un secteur voisin du secteur en situation de monopole. Pour une entreprise, savoir que, si elle se laisse par trop aller à la facilité, l’État peut (si nécessaire et moyennant certains délais d’adaptation et certains investissements) faire appel à une autre entreprise, est une crainte et un aiguillon salutaires. Dans le même ordre d’idées, dans des domaines limités, la possibilité de maintenir une concurrence au niveau des études et du développement entre deux sociétés liées par ailleurs entre elles par des accords visant à se partager les fabrications, peut être intéressante. Elle évite la disparition d’une des deux firmes en lui assurant une activité fabrication, même en cas d’insuccès de son bureau d’étude. Elle permet de disposer de deux centres d’étude concurrents.
Les quelques actions qui viennent d’être sommairement évoquées visent à maintenir un certain climat de compétition et à éviter que des entreprises ne s’endorment, assurées qu’elles seraient de leur marché et de leur avenir. Ce point est essentiel. Il n’en reste pas moins que la disparition de la concurrence nécessite parallèlement des mesures de surveillance très étroites de l’industrie, c’est-à-dire que le contrôle des prix doit être beaucoup plus vigilant qu’il ne l’était lorsque les affaires étaient passées en situation de concurrence. Il y a donc une nécessité encore plus importante d’avoir une image aussi exacte que possible de la situation générale, économique et financière des sociétés.
Mais cela impose plus qu’un simple contrôle des prix et la D.M.A. doit en fait assurer une surveillance continue et notamment :
— veiller en permanence au maintien de la capacité et du dynamisme des sociétés en état de monopole ;
— exercer des contrôles très poussés de l’avancement du programme, tant sur le plan technique pour vérifier le bien-fondé des options prises et éviter le perfectionnisme inutile, que sur le plan financier pour éviter un glissement des prix (enquête de prix, marché à incitation, forfaits…). C’est en particulier l’une des tâches des Commissaires du Gouvernement placés auprès des sociétés ;
— surveiller les réalisations étrangères et les prix consentis par les constructeurs étrangers dans les autres pays. C’est l’un des rôles des « missions techniques » que la D.M.A. entretient aux États-Unis, en République Fédérale d’Allemagne et au Royaume-Uni.
Le médecin en chef L. s’inquiète de la manière dont la D.M.A. établit sa politique de recherche et des doubles emplois qui peuvent se produire entre recherche civile et militaire.
Vous devez trouver dans vos archives de l’IHEDN et dans celles du Centre des Hautes Études de l’Armement de nombreuses conférences qui ont décrit la contribution de la D.M.A. à la préparation de la directive ministérielle d’orientation pour les recherches et études à long terme (D.M.O.). La D.M.O. est préparée par le Centre de Prospective et d’Évaluation (CEP) après une vaste concertation entre les états-majors, les directions techniques de la D.M.A. et la Direction des Recherches et Moyens d’Essais (D.R.M.E.). Cette concertation permet d’établir la liste des objectifs unitaires de recherche (OUR) répondant aux besoins des Armées qui sont définis sous la forme d’axes d’effort dans les divers domaines d’intérêt militaire.
La DMO, après approbation du ministre, sert de base à l’établissement du programme pluriannuel de recherches et d’études à long terme (PPRE) qui présente l’ensemble des recherches animées par la DRME, les Directions Techniques, la Direction Centrale du Service de Santé des Armées, ainsi que celles effectuées par les organismes sous tutelle (ONERA et ISL) (2). Le PPRE comprend non seulement les recherches orientées par la directive, mais aussi, pour une plus faible part, des recherches exploratoires, des recherches technologiques et des études de conception de systèmes. Il est présenté aux États-Majors et au CPE et, après prise en compte de leurs observations, est transmis au DMA, pour examen et envoi au ministre. Chaque année, le ministre a ainsi une vue complète, pour les trois années suivantes, de l’ensemble des projets de recherches pour les Armées.
La DMA sait donc parfaitement ce qu’elle doit faire en matière de recherche, point que je considère comme particulièrement important car il conditionne la qualité de nos armements de demain.
Reste le problème de la coordination avec le secteur civil, qui en fait pose celui plus vaste de la contribution de la défense à l’effort national de recherche.
En effet, la mise au point des systèmes d’armes modernes exige la conjonction d’importants progrès scientifiques, techniques, technologiques, dans des domaines très différents ; ces progrès n’appartiennent pas exclusivement à un secteur d’application terrestre, marin, aéronautique, ou missiles. Ils résultent souvent d’un tronc commun de recherches qui, lui-même, n’appartient pas uniquement à l’armement et se situe dans un contexte national.
La Délégation Ministérielle pour l’Armement a donc été amenée à coopérer activement avec les équipes de recherche de l’Université et de l’Industrie dans un vaste domaine scientifique et technique. En particulier, la DRME fait appel à de très nombreux laboratoires et centres de recherche, et ceci en étroite coordination avec les organismes publics chargés de la recherche scientifique et technique.
Cette coordination s’effectue grâce à la participation :
— du Directeur des Recherches et Moyens d’Essais au conseil d’administration ou au conseil scientifique de nombreux organismes de recherche (CEA, CNES, CNET, CNEXO, etc.…) ;
— d’ingénieurs de la DRME aux travaux de comités d’action concertée de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (DGRST), notamment en électronique, métallurgie, mécanique, physique du solide, etc.…) ;
— d’ingénieurs de la DMA, et notamment de la DRME, aux travaux des groupes sectoriels et thématiques chargés de préparer les orientations du 7e Plan pour la recherche civile.
Il faut signaler que l’Armement apporte aussi une contribution importante à l’effort national de recherche, grâce à ses méthodes rigoureuses d’évaluation et à ses moyens d’essais modernes dont les universitaires et même les industriels ne disposent généralement pas. Cette aide apportée par les laboratoires de la DMA et par les centres d’essais est très appréciée dans de nombreux secteurs de recherche.
Les besoins de la Défense Nationale peuvent d’ailleurs servir de « révélateur » pour déceler les points faibles sur le plan national. À titre d’exemple, on peut citer :
— l’informatique: dès 1965, les besoins des Armées ont conduit à proposer les principaux éléments de ce qui est devenu ensuite le Plan Calcul, qui a ensuite été consolidé par une action analogue sur les composants électroniques ;
— la métrologie : l’évaluation des matériels de haute précision (tels que les équipements de navigation et de guidage par inertie) utilisés dans les systèmes d’arme a exigé un effort de promotion de la métrologie en France. Cet effort a abouti à la création du Bureau National de Métrologie qui coordonne et intensifie les travaux des laboratoires officiels de métrologie.
En définitive, les relations étroites que la DMA (en particulier par l’intermédiaire de la DRME) entretient avec la DGRST et les principaux organismes civils de recherche permettent, non seulement d’éviter les duplications involontaires, mais surtout de valoriser au maximum le potentiel scientifique français et d’accroître notre puissance industrielle dans les secteurs-clés de la compétition internationale.
Dans un document qui n’est pas publié, mon collègue et ami, le Dr Malcolm Currie a déclaré à l’Appropriations Committee du 94e Congrès des États-Unis :
« … Le programme que je vous présente est spécifiquement conçu pour conserver à notre nation l’un de ses plus inestimables atouts ; l’initiative technologique… Nous avons cette initiative aujourd’hui, mais nous devons savoir combien elle est fragile dans le monde actuel. C’est pourquoi je veux vous donner les grandes lignes de la philosophie de notre recherche et de la conduite de nos développements… Je demanderai à votre Comité et au Congrès tout entier de prendre les décisions d’imagination, de sagesse et d’investissement qui forgeront la sécurité de l’avenir pour nous et pour nos enfants… Ne vous y trompez pas : la rapidité des mutations technologiques au cours des décades à venir sera un fait global (a global fact of life)… Nous devons maintenir notre avance… ».
Vous voyez bien que j’aurais pu tenir le même discours et que, d’ailleurs, je l’ai tenu devant notre Commission de la Défense Nationale. Notre paix et notre indépendance dépendent de nos efforts de recherche et de développement. Notre remarquable position mondiale actuelle est due à des décisions prises il y a 10 ou 15 ans. Sachons prendre aujourd’hui les décisions de recherche qui donneront leurs fruits à la fin de ce siècle.
Le Capitaine de Vaisseau S. constate avec juste raison que le budget des Armées restant voisin de 3 % du PNB et les crédits affectés aux personnels étant en augmentation sensible, la part consacrée aux études et fabrications de matériels s’en trouve diminuée d’autant.
Là encore, je dirai qu’il ne sert à rien de gémir et qu’il faut prendre toute une série de dispositions pour éviter l’anémie de nos industries.
1. D’abord, cette situation difficile en matière de crédits n’est pas aussi subite que beaucoup de personnes le croient ; si l’on regarde l’évolution du chiffre d’affaires armement depuis 1971, on constate qu’en cinq ans le chiffre d’affaires correspondant à la réalisation des matériels destinés aux armées françaises a augmenté d’environ 32 % en francs courants, soit à un rythme de l’ordre de 7 % par an, qui est inférieur au rythme d’évolution des conditions économiques. On peut constater qu’il y a donc, depuis quelques années, une dégradation du pouvoir d’achat des Armées. Ainsi, la situation de 1976 ne sera pas nouvelle. Depuis de nombreuses années déjà la part du budget affectée à la réalisation des matériels diminue au profit des crédits affectés aux personnels militaires : c’est de là qu’est née la crainte de ne pas disposer sur le plan français de crédits suffisants pour que notre industrie d’armement réalise de nouveaux matériels modernes et compétitifs.
2. C’est pourquoi la stratégie de la D.M.A. a visé en tout premier lieu à chercher de nouveaux débouchés pour nos matériels, c’est-à-dire à l’exportation. En cinq ans, le chiffre d’affaires armement à l’exportation a plus que triplé, ce qui a permis d’assurer une évolution convenable du chiffre d’affaires total de l’industrie d’armement (+ 13 % par an en francs courants) correspondant à une légère croissance de l’activité.
C’est le développement des exportations (qui devraient représenter en 1975 de l’ordre du 1/3 du chiffre d’affaires armement contre 17 % en 1971) qui a permis de maintenir l’activité de notre industrie d’armement et de préserver le potentiel nécessaire à la satisfaction des besoins des armées françaises.
Pour les années à venir, le volume très important des commandes exportation enregistrées en 1974 (plus de 19 milliards de francs conduisant à un carnet de commandes que l’on peut évaluer actuellement à près de 30 milliards de francs) et les prévisions très favorables pour 1975, permettent de penser que les exportations devraient assurer pour les deux à trois années à venir le maintien de l’activité de notre industrie.
À échéance un peu plus lointaine, on peut craindre une saturation du marché avec, de plus, une concurrence de plus en plus grande des autres pays industrialisés. En outre, une demande accrue de compensations industrielles de la part des pays clients est vraisemblable et elle tendra à diminuer l’activité industrielle induite en France par l’exportation.
Si la France veut donc préserver la place qu’elle a su se ménager sur le marché international, il est nécessaire qu’elle puisse disposer en permanence d’une gamme complète de produits exportables, compétitifs au niveau des prix, mais bénéficiant cependant des derniers perfectionnements de la technique. Ceci suppose que soit conservé en permanence un volume suffisant de crédits consacrés à l’étude et au développement de nouveaux matériels d’armement. Vous voyez que je rejoins les conclusions du Dr Currie.
3. On pourrait penser aussi à profiter de l’acquis technique obtenu dans la réalisation des matériels militaires pour promouvoir, dans les mêmes branches industrielles, la réalisation de matériels civils de haut niveau technique dans le but de rendre les industriels moins dépendants des aléas (souvent politiques) du marché des armements.
C’est dans cet esprit qu’a été tentée, pendant le VIe Plan, une ouverture de l’industrie aéronautique vers le marché du transport civil. Même si cette expérience n’a pas encore rencontré le succès espéré, il n’en reste pas moins qu’elle n’a été possible que dans la mesure où l’industrie française avait su, par la réalisation de matériels militaires, se créer la compétence nécessaire.
De même, il est clair que la réalisation de la force nucléaire a donné à la France une compétence certaine dans le domaine nucléaire qui va pouvoir trouver maintenant son application civile (usine de séparation isotopique, centrales nucléaires,…).
En ce qui concerne la D.M.A. proprement dite, son rôle majeur est de réaliser et de maintenir en condition les matériels d’armement de nos Armées. Il ne serait donc pas réaliste de prévoir un développement des activités civiles des arsenaux et établissements de la D.M.A. pouvant conduire à des conflits dans la priorité des tâches à réaliser. C’est pourquoi les expériences de diversification civile effectuées à la D.M.A. (Ferry-boat à Brest, machines-outils à Tarbes,…) ont gardé un caractère très limité. Elles se justifiaient uniquement par l’apparition d’un trou de charge momentané et afin de ne pas diminuer la capacité de la D.M.A. à répondre dans les meilleurs délais aux besoins des Armées.
La politique internationale en matière d’armement
Vous m’avez posé des questions sur l’activité « exportation de matériels militaires ». Je n’en ai pas été étonné : qui ne s’en pose pas et qui n’en pose pas ?
C’est un merveilleux sujet dans lequel on croit voir s’agiter dans une ombre propice et factice les politiques, les militaires, les agents secrets et les hommes d’affaires. Un sujet merveilleux et toujours renouvelé, avec ses suspenses, ses intrigues et ses « marchés du siècle », puisque chaque marché est un marché du siècle. Je trouve presque dommage d’avoir à sortir de la fiction pour venir vous dire, de façon prosaïque, ce qu’est la réalité de l’exportation.
Tout d’abord, l’exportation est un élément de la politique internationale du Gouvernement. Ce qui veut dire que si elle est exécutée par la DMA ou sous l’égide de la DMA, elle n’est pas décidée par la DMA. En fait, le Gouvernement lui-même n’en décide qu’au vu des rapports de la C.I.E.E.M.G. (Commission Interministérielle pour l’Étude des Exportations de Matériels de Guerre) qui est un comité interministériel extrêmement sérieux, discret et non influençable. Ce comité décide pratiquement de ce qui peut être offert, de ce qui ne doit pas être offert, en tenant compte de l’équilibre des forces en présence, équilibre qui est, objectivement, le meilleur gage de la paix dans le monde. Nous sommes, comme vous le voyez, fort éloignés de l’image simpliste du marchand de canons traditionnel. Il est vrai que l’opinion publique n’a pas encore compris que les militaires sont beaucoup moins belliqueux ou bellicistes que les civils en général !
Ensuite, continuant à démythifier le débat, je vous dirai que nos exportations, même si elles sont essentielles pour l’équilibre de la balance française, sont d’un volume assez modeste à l’échelle mondiale. Selon des chiffres donnés au Congrès américain, la part des armements d’origine française ne représentait en 1972 que 3 % de la valeur des armements mondiaux (nucléaire exclu). Il est bien certain que les États-Unis et l’URSS sont de bien plus grands producteurs et fournisseurs que nous (dix à quinze fois plus grands). La Grande-Bretagne a longtemps résidé en une troisième position que nous lui disputons aujourd’hui aprement et que nous venons de lui ravir.
Dès que nous pénétrons dans le domaine que d’autres jugeaient « réservé », ils crient au braconnage et leur presse se déchaîne pour donner de la France une image grossie et grossière de marchand de canons tous azimuts, guidé par la seule soif de devises. Nos concurrents savent bien que l’opinion publique française est sensible, que son épiderme n’a rien à voir avec celui des pachydermes que l’on trouve parfois ailleurs.
Ce bruit et ces agitations sont bien flatteurs pour nous, puisqu’ils témoignent de la crainte qu’inspire la qualité de nos matériels et la compétitivité de leurs prix. Voyons-y un hommage des concurrents, mais ne perdons pas de vue que, si nous avons probablement enlevé la troisième place, nous restons néanmoins petits en volume — et je dis bien seulement : en volume — par rapport aux deux géants.
Cela dit, qu’est-ce que l’exportation ? D’abord, c’est de moins en moins une simple fourniture de matériels militaires. On ne vend pas de l’armement comme on vend une automobile. L’armement est devenu terriblement sophistiqué : il exige une assistance opérationnelle et technique quant à son emploi et à son maintien en condition. Il exige aussi un véritable service après vente. Quand on apprend que quelques centaines de Soviétiques ou d’Américains ont débarqué dans un pays à la suite d’une livraison d’armes, les stratèges du Café du Commerce hochent la tête d’un air entendu. Eh bien, en général, ils n’y entendent rien du tout : les simples nécessités techniques font que le matériel ne peut plus se livrer comme autrefois, se suffisant à lui-même et sans instructeurs.
Donc exporter, c’est exporter à la fois des biens et des services, des services qui peuvent être prolongés, ce qui donne aux opérations de vente à l’étranger une dimension politique tout à fait nouvelle, celle d’une longue présence dans le temps.
Voilà pourquoi il y a, à l’origine de toute décision, un acte politique considérable qui, encore une fois, relève du Gouvernement et ne peut relever que de lui.
À l’intérieur de cet acte politique, quelle peut être la position de la DMA ?
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que la DMA n’a pas spontanément, dans son ensemble, un grand enthousiasme exportateur : elle a été faite pour donner à nos propres forces les meilleures armes possibles et elle pense, évidemment, que les meilleures armes doivent rester chez nous et ne pas se disséminer. Pour la DMA comme pour les états-majors, l’idée que des armes françaises pourraient être retournées contre nous est vraiment insupportable. La tendance de fond est donc indubitablement très restrictive, très malthusienne. Mais, au-delà de ce mouvement instinctif, il y a un mouvement raisonné qui nous oblige à sortir de la réaction purement négative.
Le responsable du potentiel de l’industrie d’armement et du coût des matériels doit en effet faire face, dans le cadre forcément limité du budget que la nation décide de consacrer à la Défense, à de très sérieuses contraintes :
• Le coût de développement des matériels d’armement devient de plus en plus lourd ; le temps séparant le développement de deux générations successives d’un même matériel a tendance à s’allonger.
• La longueur des séries de fabrication pour les besoins français est en contrepartie de plus en plus limitée. Si l’on veut donc, pour des impératifs de coûts unitaires, conserver des cadences de fabrication acceptables, on court le risque de rupture de chaînes avec la dispersion corrélative des équipes industrielles constituées à grands frais.
Dans cette optique, apparaît la nécessité d’élargir le marché de nos matériels d’armement par la coopération avec d’autres pays industrialisés et par l’exportation :
a) L’allongement des séries permet de diminuer les prix de revient unitaires du fait de l’amortissement, sur un plus grand nombre de matériels, des frais de lancement de fabrication et des coûts d’apprentissage. Il permet aussi de réduire les risques de rupture de chaînes, et les exportations permettent de compenser l’irrégularité des commandes françaises liées aux disponibilités budgétaires.
b) La possibilité d’assurer Injonction entre deux générations successives d’un matériel est accrue par les exportations. On ne saurait trop insister sur le fait que, sans ces dernières, il n’aurait jamais été possible de conserver en France le potentiel technique et technologique nécessaire à la conception d’armements modernes. Les équipes nécessaires, occupées sporadiquement, n’auraient pu être maintenues et la France serait dès maintenant obligée de faire appel à l’étranger pour la réalisation de ses armements le plus évolués, ce qui serait contraire à l’objectif d’indépendance constamment affirmé par nos gouvernements, et dont vous savez combien il correspond à un vœu national profond.
c) Les exportations obligent nos entreprises (et arsenaux) à une confrontation permanente sur les marchés extérieurs avec les sociétés concurrentes étrangères. Cette confrontation constitue un test de compétitivité et elle permet de compenser la disparition progressive de la concurrence.
Quelques exemples, entre autres, vous montreront immédiatement le rôle que peut ainsi jouer l’exportation sur le plan industriel :
• Entre 1974 et 1978, la chaîne d’AMX 30 de Roanne tournerait, pour les seuls besoins de l’EMAT, à une cadence mensuelle inférieure à 10, et ne produirait que des dérivés AMX 30, c’est-à-dire aucun char « canon ». La DMA aurait de graves problèmes d’emploi à Roanne, à Tarbes qui fabrique les tourelles, et à Bourges qui usine les canons. Grâce à l’exportation, une cadence élevée peut être maintenue et le prix des matériels EMAT est moins élevé.
• Dans le domaine de l’armement naval, les Constructions Mécaniques de Normandie, à Cherbourg, ne pourraient vivre avec les seules productions de dragueurs de mines Circé pour la Marine Nationale, et les prix seraient prohibitifs. Le succès à l’exportation des navires du type Combattante leur garantit le plein emploi et permet de meilleures conditions économiques.
• Si l’exportation des Mirage n’avait pas eu le succès que l’on connaît, les chaînes auraient dû être fermées entre la fin de production des Mirage III et IV et le début des fabrications, pour l’Armée de l’Air, du Jaguar, de l’Alphajet et du FI 9K 50. Aurait-on pu rouvrir les chaînes fermées ?
• Que seraient devenus, sans l’exportation, l’emploi et les coûts à l’usine SNIAS de Marignane qui exporte 21 hélicoptères sur les 25 produits mensuellement ?
En définitive, en matière d’exportation, ce n’est pas une performance de « chiffre d’affaires » que recherche la DMA, mais des commandes complétant utilement son plan de charge, soit pour « boucher les trous » des programmes des états-majors et conserver ainsi intact notre potentiel industriel, soit pour améliorer les coûts lorsque les commandes de nos armées sont insuffisantes pour faire jouer l’effet de série.
Cette ligne directrice implique donc que, dans la plupart des cas, les matériels proposés à l’exportation soient, contrairement à nos vœux, ceux produits pour nos armées. Il peut arriver à notre industrie d’étudier un matériel spécifiquement pour un client étranger — à sa demande et sur ses crédits — mais cela est rare et le plus souvent bénéfique pour nos états-majors.
La mission de notre industrie d’armement est bien de satisfaire en priorité nos forces armées, c’est-à-dire de produire des matériels qui leur soient adaptés. D’ailleurs, il me paraît clair que le succès à l’exportation vient d’abord de la qualité technique des matériels, de leurs hautes performances, de leur efficacité, et du label donné par nos états-majors. Et sans exportations nous n’arriverions pas à conserver un potentiel suffisant en hommes et en moyens matériels pour nourrir une politique d’indépendance : le problème est clair.
Ce qui vaut pour toute l’industrie d’armement vaut également pour nos arsenaux. Dans la mesure où l’exportation d’un matériel donné n’est pas nuisible à notre défense ou à notre politique internationale, je ne vois pas pourquoi ce matériel ne serait pas exportable uniquement parce que c’est un établissement d’État qui le produit.
Les arsenaux rencontrent certes plus de difficultés que les industriels privés ou nationalisés, mais ils ont néanmoins acquis des succès remarquables. Je n’ai pas a priori d’objectif en chiffre d’affaires à l’exportation à leur fixer. Ce qui me semble indispensable, c’est de préserver l’emploi et l’outil industriel qu’ils représentent. Moins ils recevront de commandes des états-majors, plus ils seront amenés à rechercher un volant complémentaire d’exportation.
J’ai dit que la tâche exportation des arsenaux est plus rude que celle du secteur privé.
Sur le plan commercial, ils disposent d’offices (SOFMA, SOFREXAN) dans lesquels l’État détient une participation au capital tout comme un industriel privé, et qui fonctionnent bien.
Mais les arsenaux n’ont pas droit aux mêmes formules de garanties à l’exportation que les industries n’appartenant pas à l’État, et ils sont enserrés dans une réglementation comptable conçue à l’époque où l’État n’était pas industriel.
Sur le plan des procédures internes, les arsenaux n’ont pas, comme les industriels privés, la possibilité de lancer des approvisionnements et des fabrications pour compte « magasin », c’est-à-dire autrement que sur commande ferme, ce qui est pourtant indispensable pour déterminer et maintenir des cadences de production suffisantes pour offrir des délais de livraison inférieurs au cycle de fabrication des matériels. Lequel cycle, d’ailleurs, est incroyablement allongé par le fait que la procédure des marchés de l’État est applicable aux marchés d’exportation.
Quelles que soient nos douleurs devant l’inadéquation des procédures aux besoins actuels, quelles que soient nos réticences à l’idée de fournir à des tiers ce que nous avons conçu et construit pour nous, nous ne pouvons pas échapper à la conviction que les exportations d’armement sont indispensables à la survie même des industries spécialisées et donc, en fin de compte, à l’indépendance nationale.
C’est bien en raison de cette conviction que les exportations ont connu un développement considérable au cours de la dernière décennie. En 1974, elles auront représenté plus du quart du chiffre d’affaires armement de l’industrie française et donné directement du travail à plus de 65.000 personnes. Les commandes enregistrées en 1974 représentent un volume voisin de celui du titre V du budget de la Défense.
Il n’est plus possible de raisonner politique industrielle de la Défense sans faire entrer en ligne de compte l’ampleur des exportations : voilà un fait relativement nouveau qui ne s’est pas encore logé dans tous les esprits.
En dehors de l’exportation, il y a aussi le phénomène « coopération » qui a suscité vos questions et je vais vous en dire quelques mots.
Il y a coopération quand plusieurs pays se réunissent pour spécifier, étudier, développer et construire un matériel déterminé, dans le but de diminuer les frais d’étude et de développement et d’allonger les séries produites, donc d’en réduire le coût. La coopération se situe normalement à l’intérieur d’une alliance, bien que ce ne soit pas toujours forcément le cas. Elle vise à une mise en commun des moyens complémentaires avec une finalité dominante d’économies. La coopération diffère donc considérablement de l’exportation, en ce sens qu’elle aliène une partie de notre souveraineté et qu’elle ne vise pas fondamentalement à accroître notre présence dans le monde, ni le volume de nos rentrées de devises.
• En ce qui concerne le développement, la complexité de la coopération entraîne des coûts et des délais plus élevés qu’un programme national, mais le coût est nettement réduit pour chaque coopérant, bien que plus élevé au total que pour un programme national (les férus de statistiques amusantes diront que le coût total est multiplié par racine de « n » et le temps par racine cubique de « n », « n » étant le nombre de coopérants !). À cet égard, la coopération doit être réservée aux grands programmes qui sont à la limite — ou qui excèdent la limite — des possibilités financières d’un seul pays.
Si elle est bien organisée, la coopération permet d’additionner les aptitudes techniques ainsi que les moyens d’étude, de fabrication et d’essai des participants.
• En ce qui concerne la production, la coopération permet d’allonger les séries et ainsi de réduire les coûts unitaires et de rentabiliser les investissements.
• Sur le plan opérationnel, la coopération conduit à la standardisation des matériels entre les différentes armées — d’où l’intérêt de la situer au sein d’une alliance.
• Sur le plan des débouchés, les produits en coopération bénéficient du label des différents pays participants et sont, de ce fait, susceptibles d’intéresser un plus grand nombre de pays. Ceci suppose toutefois que les participants s’entendront pour une promotion concertée de leurs produits et que leur politique extérieure n’apporte pas d’entraves à la vente à certains pays, comme cela est assez souvent le cas.
• Sur le plan industriel, la coopération permet une meilleure utilisation des moyens disponibles et ouvre la voie à une restructuration industrielle source de meilleure efficacité.
• Sur le plan humain, elle permet aux individus de découvrir qu’il existe d’autres façons de faire et de penser qui ne sont pas forcément mauvaises et, moyennant un certain effort réciproque, cette meilleure connaissance mutuelle est une grande source d’enrichissement.
• Sur le plan politique, elle devrait progressivement faire prendre conscience de l’intérêt qu’ont les différents pays occidentaux à réaliser une meilleure coordination de leurs efforts et un rapprochement de leurs économies.
Cependant, malgré ces avantages certains, il faut reconnaître que le nombre de programmes menés en coopération reste encore très limité et qu’on note de nombreux cas de duplication de programmes d’armement entre les différents pays occidentaux (et parfois même à l’intérieur d’un même pays). En fait, cela tient à différentes raisons :
Il est rare que les besoins soient identiques et rien n’est plus mauvais que de vouloir coopérer à tout prix lorsqu’on ne veut pas la même chose. Par contre, il serait souvent possible de trouver un juste compromis entre les exigences si chaque partie acceptait de faire un certain effort. Ceci nécessite que des discussions aient lieu au niveau des états-majors dès la définition des besoins ; un gros effort de concertation est actuellement fait dans ce sens, mais il ne pourra porter ses fruits que lentement. Il faut aussi qu’il y ait correspondance dans les calendriers des besoins, ou tout au moins que les décalages ne soient pas trop prononcés. Il faut enfin que le pouvoir politique accorde en temps utile les crédits nécessaires.
Il serait toutefois faux de dire que les résultats de la coopération soient aussi décevants qu’on veut trop souvent le dire. Sans méconnaître les difficultés rencontrées par les programmes en coopération, il faut en reconnaître les résultats positifs :
• Avion Jaguar, missile Martel, hélicoptères Gazelle, Puma et Lynx avec le Royaume-Uni.
• Avion Transall, missiles antichars Milan et Hot, SACP Roland, conduite de tir d’artillerie Ratac, avion Alphajet avec la R.F.A.
• Avion Atlantic, système d’alerte aérien Nadge, SAMP Hawk et Super-Hawk dans le cadre de l’OTAN (pour ne citer que les grands programmes auxquels la France a participé).
Ceci sans compter les nombreux programmes où il y a eu participation industrielle au niveau de la production : Exocet avec le Royaume-Uni et la R.F.A., turbines navales avec le Royaume-Uni, Mirage V avec la Belgique, etc.
D’autre part, si l’on critique souvent la coopération, on oublie presque toujours d’analyser les cas où il n’y a pas eu coopération pour une raison ou une autre, avec le gaspillage qui en est résulté généralement soit par suite de concurrences stériles, soit par abandon de programmes majeurs en cours de réalisation.
La coopération est une nécessité et, malgré ses difficultés, elle devrait finir par s’imposer : elle suppose toutefois que les différents pays prennent conscience d’appartenir à un ensemble ayant des buts et des intérêts communs et coordonnent leurs actions en conséquence. Ceci suppose un certain niveau de confiance qui ne pourra être atteint qu’avec une intégration économique et politique progressivement plus étroite.
Me voici arrivé, Messieurs, au terme d’un exposé où j’espère avoir répondu à vos questions. Vous en avez posé beaucoup et il n’était pas facile aux réponses d’être aussi concises que les questions. Il faut avouer que tous les membres de la DMA sont passionnés par leur métier et que, si on les interroge, ils répondent volontiers, à condition que le sujet ne soit pas classifié, bien sûr. En tout cas, je vous remercie de votre attention. ♦
(1) D.T.A.T., D.T.C.N., D.T.C.A. : directions techniques des armements terrestres, des constructions navales et des constructions aéronautiques.
(2) ONERA : Office national d’études et de recherches aérospatiales — ISL : Institut de Saint-Louis.