Le maître de Bao Tan
Nous avions rendu compte naguère de la parution des deux premiers tomes de Sud lointain, du plaisir et de l’intérêt que nous avions pris à leur lecture. Une allusion s’y prêtant dans le contexte, nous avions terminé en souhaitant longue vie à l’auteur ; le destin en a voulu autrement. Le maître de Bao Tan prolonge et termine la saga, « vingt ans après » aurait écrit Dumas, les vingt ans qu’il fallut aux Viets pour parcourir le chemin de Hanoï à Saïgon.
Aucune difficulté pour renouer le fil, le romancier habile a vite fait de remettre son monde en place. Les cheveux ont blanchi et les bébés sont devenus adultes ; nous voici plongés dans l’ambiance de la capitale du Sud au temps du régime de Diêm, dépeint sans indulgence, de l’intervention américaine aussi peu discrète que massive, de la sauvage offensive du Têt, du désolant écroulement final
Il faut ici se plier à la loi du genre, admettre un certain abus de « moutonnement infini des vagues » et de « regard d’un vert lumineux trahissant l’intensité d’un feu intérieur ». Les personnages sont un peu schématiques, les officiers paras tous athlétiques et purs, les taxi-girls graciles, les eurasiennes félines. Les coups de théâtre vont bon train : quand un passant ramène à la maison le mari blessé, ce passant ne saurait être que l’amant d’autrefois et le bo doi [Bodoi] qui dirige l’invasion de la plantation combattait comme par hasard à Diên Bien Phu face à son interlocuteur blanc d’aujourd’hui ; mais n’est-ce pas ce qu’attend le lecteur ? Il se sentirait trahi par des faiblesses chez Matthieu, de la bassesse chez Henri, de la laideur chez Diane… autant que par de la générosité chez Nhu !
Évocation précise et émouvante d’un pays et d’une époque, récit haletant, ce livre est aussi un ouvrage engagé. Il traduit l’amertume de ceux qui se sentirent abandonnés envers l’ingrate mère patrie, envers « ce personnage qui a tellement maltraité les Français d’Indochine et qui s’apprête à donner l’Algérie aux fellaghas », envers ces soldats américains « affectant un profond mépris pour les Européens et un total manque d’intérêt pour les Vietnamiens »… et Bergot de régler quelques comptes au passage avec un certain type de journaliste personnifié par l’ignoble Roubaz.
Le Vietnam est à la mode. Les touristes s’y pressent sur les traces de Marguerite Duras et visitent la chambre de Catherine Deneuve. L’authenticité est chez Bergot. Il fait revivre une période poignante, où furent atteints des sommets d’horreur et d’héroïsme. Le jour n’est peut-être pas encore venu d’un Autant en emporte le vent de l’Empire français. Le regretté auteur de Sud lointain restera en tout cas pour l’ensemble de son œuvre le témoin numéro un de ces années douloureuses de la liquidation et le porte-parole d’une génération à qui les défaites enchaînées n’enlevèrent pas l’attachement pour des terres et des peuples du bout du monde, alors que sombrait le pavillon. ♦