Les guérillas en Asie du Sud-Est
La thèse majeure soutenue avec talent par l’auteur surprendra ceux qui ont fini par se persuader que, accrochée au fond des rizières, rampant dans la jungle, immergée autour des sampans, flottant dans les fumeries et les arrière-boutiques des compradors [commerçant enrichi par les échanges avec les étrangers], éclairée surtout par les conseils paternels de Mao et le souvenir de l’inusable Sun Tsu, la guérilla asiatique est invincible. En fait, l’exemple indochinois resta isolé. Le succès y fut sans doute dû à la conjonction d’éléments favorables : un nationalisme authentique fondé sur un long passé historique et dirigé contre un colonisateur d’une autre couleur de peau, un travail d’agitation et de noyautage entrepris de longue date, le soutien actif d’une grande puissance facilité par une frontière commune, des chefs de premier ordre, des unités valeureuses… et la naïveté américaine (voir les diatribes vengeresses des pages 171 et 211).
Ailleurs, il en alla tout autrement. On appliqua bien chez les communistes les mêmes recettes : amalgame par le système des « fronts », exploitation du sentiment de révolte contre les injustices et de la générosité des élites intellectuelles et religieuses, appel à l’opinion internationale, combinaison des actions légales et illégales, recherche de zones refuges, formation des cadres à l’étranger… Cependant, derrière cette façade, que d’amateurisme, de faiblesses doctrinales, de rivalités personnelles sanglantes ! Les chefs rebelles étaient pour la plupart médiocres, opportunistes et vénaux (d’où des portraits hauts en couleur, comme ceux de Dante et Sison, les compères philippins, ou du père Balweg, drôle de curé de campagne avec son « air charmeur, viril, sûr de lui et décontracté »). Les effectifs étaient minimes, se comptant le plus souvent par centaines. Quant aux gouvernements locaux confrontés au problème, dépourvus de l’esprit « chevaleresque » en honneur parmi les Occidentaux, ils utilisèrent des stratégies qui n’ont rien d’original (on retrouve en Thaïlande l’équivalent de nos SAS – Section administrative spécialisée – et de notre plan de Constantine), mais sur le terrain ils refusèrent le « carcan des droits de l’homme » et ne firent pas dans la dentelle en ce qui concerne la répression. Les pertes restèrent modérées du côté des forces de l’ordre. Du coup, les masses ne suivaient pas ; la formule du peuple se soulevant sous la conduite d’une minorité agissante ne fonctionnait pas. « En fait d’incendie, on n’aura qu’un pétard mouillé ».
Plus redoutables sont finalement pour les pouvoirs centraux les guérillas non communistes, car elles ne sont pas exportées, mais spontanées ; elles traduisent une véritable revendication d’identité ou sont portées par une foi religieuse ardente ; elles sont « fondées sur des facteurs humains et non sur des idéologies qui ne naissent que pour disparaître ». L’odeur de drogue plane sur le tout et en accentue la complexité.
C’est une sorte de feuilleton à rebondissements qui nous est conté, pays par pays, dans une première et une troisième parties consacrées respectivement aux guérillas communistes et à l’ensemble des autres. Les récits en sont horriblement compliqués. On ne saurait le reprocher à M. Dassé occupé à démêler les fils des écheveaux. Nous avons compté dans la liste des abréviations 20 armées dont 9 populaires ; en passant à l’index final, on trouve la bagatelle de 45 armées, 21 fronts et 30 partis. Les champions de l’embrouille sont les Birmans. On croyait s’en tirer avec les Karens, on tombe sur la « grande pagaille » des Kachins, des Shans, des Haws, des Môns, des Nagas, des Was…
Heureusement la deuxième partie et la conclusion, extrêmement claires et vigoureusement rédigées, permettent de voir plus clair dans cet imbroglio. De tant d’agitation, il reste des traces, des factions se déchirant entre elles et jamais totalement vaincues, subsistant comme des tisons à surveiller de près. Contrairement à la guerre qui, selon un auteur contemporain estimé, est morte, les guérillas du Sud-Est asiatique ne dorment que d’un œil… bridé. ♦