Le sabre et le turban, l’avenir du Maghreb
Professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et directeur de recherches à « Sciences Po », Rémy Leveau est un orientaliste discret. Il faut donc porter attention à ce qu’il écrit. Le livre qu’il publie s’appuie sur quelques-uns de ses travaux antérieurs, opportunément rajeunis au moment où le Maghreb (entendez les trois pays d’Afrique du Nord), travaillé par ses islamistes, est à la croisée des chemins.
C’est le Maroc, maghreb du Maghreb, que Rémy Leveau connaît le mieux. Cela nous vaut une analyse très fine du pouvoir marocain, qui bouleversera nombre d’idées reçues. Que le régime y soit présenté, en référence au Tiers-Monde, comme une exception démocratique surprendra beaucoup de lecteurs, et en indignera quelques-uns, mais il faut comprendre ce mélange subtil de monarchie et d’État-nation. Le Makhzen, de tradition alaouite, est gouvernement des hommes, laissant aux technocrates l’administration des choses ; le protocole reste strict et immuable, le secret est procédé de gouvernement et les élus du peuple sont avant tout les conseillers du prince. Si la fortune royale est immense, elle permet au souverain de contrôler et d’orienter l’économie, cependant que, Commandeur des croyants, il contrôle pareillement… ses islamistes. L’avenir du royaume n’est certes pas assuré : le conflit du Sahara est un puissant facteur d’unité ; son règlement ouvrirait la porte aux divisions ; mais quoi ! au Maroc, les villes sont belles et « une culture populaire de type méditerranéen (y a trouvé sa place), faite de plage, de pique-nique, de jeux de boules, de tiercé, de boulettes et d’ambiance familiale chaleureuse ».
Les deux autres États ont été, dans les dernières années, plus secoués que la monarchie marocaine. L’évolution de la Tunisie s’est faite face aux islamistes. Le « coup d’État médical » par lequel Ben Ali a débarrassé son pays du président à vie [Habib Bourguiba] avait pour premier but de prévenir le procès des dirigeants du Mouvement de la tendance islamique (MTI), qui eût mis le feu aux poudres. Depuis lors, le pouvoir a interdit les partis religieux et mis un peu de religion dans son gouvernement. L’ouverture démocratique ne se fait qu’au sein du parti au pouvoir et la Tunisie, qui fut le plus engagé des trois pays contre la guerre du Golfe, est aussi… le moins démocratique des trois.
Toutefois, c’est sur l’Algérie que l’on attend l’auteur, tant ses soubresauts nous inquiètent. Rémy Leveau donne une interprétation fort claire des événements des quatre dernières années. C’est pour assurer l’avenir de ses réformes et abaisser le Front de libération nationale (FLN) que le président Chadli légalise le Front islamique du salut en août 1989, en contradiction avec les accords fondateurs de l’Union du Maghreb arabe, signés six mois plus tôt ; mais les provocations du FIS durant la guerre du Golfe exaspèrent l’armée, qui interrompt le flirt indécis entre Chadli et les islamistes par le coup d’État de janvier 1992.
On le voit en Algérie plus nettement qu’ailleurs, militaires et islamistes (le sabre et le turban) sont pour l’auteur les deux forces qui comptent. Plus exactement, sous le regard des militaires, s’affrontent réformistes et islamistes. Cité musulmane idéale ou société de consommation inaccessible, les uns et les autres nourrissent les rêves vains du peuple. Entre ces deux rêves, l’État est empêtré : « Aucun gouvernement, conclut Rémy Leveau, ne peut aborder sérieusement aujourd’hui les problèmes de valeurs que pose l’insertion des économies et des sociétés maghrébines dans leur environnement international ». Triste reconnaissance de l’incapacité arabe à dépasser le blocage religieux… laissant le champ libre aux islamistes ! ♦