La fin de la démocratie
L’intelligence est pessimiste. Nos intellectuels s’étaient enthousiasmés pour un avenir radieux ; honteux de leurs emballements, ils reviennent aujourd’hui à un désespoir plus conforme à leur vocation. Jean-Marie Guéhenno en donne une nouvelle preuve, mais sait-il qu’il est pessimiste ? On voudrait en être sûr.
Le titre de son petit livre est trompeur, ou trop craintif : ce dont il annonce la fin, ce n’est pas seulement la démocratie, mais la nation, mais la politique. Les sociétés sont devenues trop vastes, les territoires trop indécis, la richesse trop abstraite, pour être contenus dans des nations réglées.
L’auteur parle de l’âge impérial, qui vient ; mais c’est un empire sans empereur : « Ce qui se crée n’est pas un corps politique mondial, mais un tissu sans coutures apparentes, une accrétion indéfinie d’éléments interdépendants ». Pas d’empereur au sommet du monde, plus de chefs, même dans l’entreprise. Est-ce donc l’anarchie ? pas du tout, c’est la dictature du « fonctionnel ». Relations en réseaux prennent la place de la hiérarchie traditionnelle. Dans une société « sans but ni signification », seul « ce qui fonctionne » importe et « l’on attend du jeune cadre dynamique qu’il administre son vide intérieur avec alacrité ». Les choix ne sont plus nécessaires, s’effectuant sans décision : « Le conflit devient une anomalie sociale, une incompréhensible incompatibilité des perceptions ». Ainsi tout se passe sans douleur et, enserrés par des chaînes invisibles, la plupart d’entre nous se sentent bien dans leurs chaînes.
Le lecteur, lui, est saisi d’angoisse devant un univers si doucement atroce ; il y voit une rouerie d’auteur et attend le moment où celui-ci va le sortir de la mouise où il l’a jeté. Au chapitre VII, l’espoir le submerge : Jean-Marie Guéhenno parle de religion. Las ! il ne s’agit point de Dieu, mais d’une sorte de médiocre refuge, forme maladive ou dégradée de la foi des anciens jours vers laquelle, en effet, se pressent maints malheureux. Jean-Marie Guéhenno voit la religion en entomologiste et le catalogue des spiritualités qu’il propose n’est guère attirant : polythéisme à la japonaise, écologie, bioéthique… pouah !
L’auteur est, de profession, prévisionniste en relations internationales (1). Que nous dit-il là-dessus ? D’autres tristesses, très vraisemblables : que les fédéralistes européens ne font que rajeunir un projet périmé : que les nouveaux nationalismes ne sont que de dérisoires tentatives pour « reproduire en accéléré l’histoire des vieilles nations » ; que la Russie fera peut-être, à l’inverse, l’économie de l’étape nationale qu’elle n’a pas connue, rejoignant directement l’empire sans empereur. Sur la violence, pain quotidien du stratège, Guéhenno formule deux hypothèses : dans l’une, trois pôles s’affrontent, l’un américain, le second européen, le troisième japonais, fractions incontrôlables de l’empire ; dans l’autre, plus réaliste et plus sombre, l’empire sécrète ses propres barbares et la violence est partout répandue.
On l’a dit en commençant, que l’on ne s’attende pas, en entrant dans ce livre, à rire ; mais on y trouvera, en un style sans défaut, un tableau véridique de notre siècle. Au reste, on ne reprochera pas à Jean-Marie Guéhenno son pessimisme, lequel est amplement justifié et constitue un fond solide pour le pied du plongeur. On regrette seulement qu’il n’ait point donné le moindre coup de talon pour remonter au jour. Son excuse est l’intelligence, dont il a à revendre : mais la bêtise n’est pas toujours sotte, et il en est de fort utiles. L’État, que tout condamne, est de celles-là. ♦
(1) Jean-Marie Guéhenno est le chef du centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères.