Une vie pour la Chine
Une quinzaine d’années sur place réparties en trois séjours et, mis à part de brefs épisodes, le reste d’une carrière militaire originale et spécialisée consacré à étudier la Chine contemporaine, notamment à la tête d’un centre de recherche et de documentation : le général Guillermaz se présente lui-même comme « officier de carrière, diplomate d’occasion et sinologue de fortune, devenu universitaire et sinologue de métier ». Il possédait par conséquent la matière d’un livre dense qui revêt à notre avis un intérêt majeur dans trois domaines.
Tout d’abord, la description colorée de la vie et de la mentalité chinoises, forcément plus fouillée et plus authentique qu’une simple relation de voyage, qu’il s’agisse des hutung du Pékin d’avant-guerre, de l’existence précaire à Chungking à l’époque de Pearl Harbor, ou encore des scènes « ignobles » de la révolution culturelle. « Témoin attentif et responsable » sur de longues périodes, l’auteur ne peut se défendre de mouvements d’humeur à l’encontre des « sinologues d’un jour » rédigeant des « livres retentissants, encore qu’éphémères ». Il est tout aussi sévère pour Malraux, jugé plus fort dans les envolées de l’imagination et les comparaisons saugrenues que dans la connaissance réelle des lieux et des faits.
Nous avons également fort apprécié les récits concis et clairs, appuyés sur de nombreuses cartes, des événements que l’auteur a suivis, comme la dernière campagne victorieuse des communistes (avec cette intéressante hypothèse d’un essai de médiation soviétique, Staline préférant sans doute la partition à la naissance d’une grande puissance rivale), ou auxquels il a personnellement participé, comme la conférence de Genève, la naissance de l’Otase (Organisation du Traité de l'Asie du Sud-Est) ou la délicate mission consistant à annoncer à Chiang Kaï-Shek la reconnaissance par la France de la république populaire de Chine.
En troisième lieu, citons les portraits des innombrables personnages rencontrés. Si Teilhard de Chardin, Lindbergh ou le panchen-lama figurent pour mémoire, au titre d’une sorte de livre d’or, Guillermaz est assurément un des Français qui ont le plus pratiqué et le mieux observé les Chinois de premier plan que furent par exemple le couple Chiang, le « bouillant et jovial » maréchal Chan Yi, et surtout Chou En-Lai, « aussi jeune et beau que le Pan An de la légende, déployant ses grâces félines »… et à l’évidence le préféré du rédacteur !
Ces temps forts suffisent à faire de l’ouvrage, complétant les autres écrits parus sous la même signature, un document de base sur la Chine des cinquante dernières années ; d’où une impression d’hétérogénéité, lorsque l’auteur s’évade pour glisser des souvenirs personnels, certes souvent romanesques et dignes d’être contés dans de tels « Mémoires », mais qui ne sont pas « du même pied ». C’est ainsi que la justification plus ou moins laborieuse du passage relativement tardif à la France libre ne paraît pas indispensable, car qui aurait l’idée en 1990 de mettre en cause le comportement en 1942 d’un officier perdu au fond du haut Yangtze [Yang-Tsé], au milieu d’un colossal réseau d’intrigues sino-américano-japonaises ? Certains chapitres auraient leur place dans des dépliants touristiques, de même que les réflexions sur Hong Kong ou Rangoon. Enfin, le récit d’une vie privée agitée, et sans doute plutôt malheureuse avant la sérénité d’une troisième union, laisse insatisfait. Puis entre une indéniable modestie, une naturelle pudeur et un soupçon d’orgueil, Guillermaz se livre trop ou trop peu.
Que ces quelques critiques ne soient perçues que comme des exigences nées de la grande considération due à ce livre solide, qui se termine en sixième partie sur trois chapitres remarquables : la Chine d’aujourd’hui, au lendemain des fusillades de la place T’ien An Men ; celle de demain, où le maintien de caractères ancestraux peut déboucher sur un « communisme confucéen » ; enfin un court épilogue, sensible et émouvant où l’homme âgé revoit ce pays auquel il a consacré son existence, dont le passé « l’émerveille et l’enchante », et qui a apporté au cours des siècles des preuves « de modération, d’équilibre et de sagesse ».
Et puis, quitte à paraître rétrograde, un grand merci pour avoir adopté la romanisation Wade-Giles, qui permet à l’ignorant de retrouver quelques vagues connaissances antérieures. A-t-on jamais vu une femme du monde promener son « beijingois » (Pékinois), ou quelqu’un commander au « jardin des lotus » du coin un riz « guangzhouais ? » (cantonais). ♦