Le désir de guerre
Le désir se porte beaucoup, ces temps-ci, à Paris. Après Le désir d’Europe (André Brigot et Dominique David, Les cahiers de la Fondation pour les études de Défense nationale, 2e trimestre 1980), voici Le désir de guerre. Thierry de Beaucé, observateur des relations internationales pour le gouvernement d’abord, maintenant pour une grande compagnie pétrolière, nous donne là, après un ouvrage sur l’Europe et un autre sur le Japon, une synthèse fort originale de la situation de la France dans le monde, et de son avenir. Rien – ou peu – du stratège freudien que son titre suggère.
Mais l’acuité du regard et l’alacrité de la pensée et de la plume créent un tableau inattendu de notre planète, de ses tourments actuels et peut-être définitifs : dans l’antinomie multiple des situations, sous l’affrontement immobile de l’Est et de l’Ouest, le dialogue impossible du Nord et du Sud, les famines du Tiers-Monde et ses drames sanglants, montre le désir de guerre.
Le lecteur sévère jugera peut-être le style trop brillant, et les expressions qui bousculent pourront l’énerver. À l’instar du titre très parisien, la table des matières, où chaque tête de chapitre est un mot d’auteur, éclaire peu un texte difficile. Mais on aurait tort de succomber à ce léger énervement. On y perdrait quelques vérités inhabituelles que nous dévoile un homme qui marche – fut-ce par principe – hors des sentiers battus. Et si sa pensée n’est pas trop rectiligne, c’est qu’elle ne résiste pas aux séduisants détours du paradoxe et aux tentations de l’aphorisme. Mais les unes et les autres si bien venues qu’on ne lui en voudra pas.
La première partie, « Peurs », justifie le titre du livre : paysage psycho-politique du monde. Dans l’errance des fins de civilisation, l’irrationnel est en marche. Les deux idéologies, Est et Ouest, construisent parallèlement leurs univers paranoïaques, cependant qu’entre Nord et Sud le dialogue, dont la nécessité vitale est évidente, reste bloqué : « production et consommation s’observent, sans aucun terme d’échange qui les rapproche ».
Stratégies présente les moyens de la force, et leurs étroites limites. De longue date – et assurément depuis la fin de la seconde guerre mondiale – rien ne se résout plus par la guerre classique. La subversion l’a, un temps, remplacée. Mais, en dépit des alarmes de l’Occident, l’idéologie soviétique résiste mal à l’exportation : « marxisme littéraire, exotique, incongru… marxisme baroque et monstrueux… marxisme nègre… marxisme oriental »… autant de marxismes fragiles dont flux et reflux se succèdent. L’URSS cependant, obsédée d’encerclement, intègre l’atome comme si de rien n’était et, délibérément fermée aux subtilités américaines, conforte son régime chancelant par un surarmement en tous genres.
L’Amérique « monomane » identifie sa propre politique à la défense de l’Occident. Mais la sophistication de sa stratégie nucléaire inquiète ses alliés, et son poids comme sa réputation l’empêchent d’intervenir ouvertement dans le Tiers-Monde. Empêtrée de sa puissance, nation-albatros, « ses ailes de géant l’empêchent de marcher ».
Quant à l’Europe, l’auteur nous invite à en retourner la vision, à la considérer comme objet. La voir comme enjeu démystifie la menace, ramenant à rien le profit que l’URSS pourrait attendre de sa soumission. Que serait en effet une Europe soviétisée ? À coup sûr, plus du tout l’Europe. Cette vision retournée fait apparaître dérisoire la menace, et paradoxale la situation de notre cap européen, région pacifique encombrée d’armements : « poudrière sans raison, elle se soumet par habitude au risque fou d’une étincelle ». Il est urgent d’imaginer, pour elle, « l’ordre successeur ».
Engrenages, chapitre économique, nous propose quelques aperçus trop souvent occultés sur les contre-sens de la « guerre économique » : alors que les relations commerciales entre l’Occident et le bloc socialiste sont évidemment pacifiques, les relations internes au monde libre apparaissent belliqueuses ! Mais là aussi, l’absurde désir de guerre peut sourdre, indirectement : d’une économie « déglinguée » et de l’inaptitude des démocraties à s’y adapter. « La démocratie ne sait pas cohabiter avec la rareté. Elle est, autour de la liberté, un art trop luxueux ».
Ces « engrenages » économiques amènent l’auteur à dénoncer fortement, c’est-à-dire au-delà des analyses superficielles auxquelles nous sommes habitués, les faux-semblants du commerce des armements. Des pays se dotent d’armées hautement techniques dont ils n’ont rien à faire : « dans la gestion de ces armées d’apparence, tout l’art militaire consiste à leur retirer le pouvoir de mener un coup d’État ». Acheteurs et vendeurs sont les comparses d’une comédie surréaliste : dérisoire recyclage financier pour les premiers, subvention des industries militaires pour les seconds.
Avec Puissances, l’Europe, l’Asie, le Moyen-Orient et l’Afrique, monde multipolaire qui se cherche, défilent sous le regard impuissant des deux Grands. Le Japon : favoriser son accession aux moyens d’une vraie défense, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Le Tiers-Monde : balkanisé en une poussière « d’États mous », il fait de l’ONU le « machin » de de Gaulle où, sur plus de 150 États, 30 sont de vraies démocraties. Le Moyen-Orient : la guerre Irak-Iran est le dernier avatar de cette poudrière. « Débordées de désordres qu’elles ne savent plus contrôler, les deux superpuissances se considèrent avec l’indulgence qui rapproche les gens de même génération ». À côté de ces ensembles sans avenir discernable, en-dessous d’une politique rituelle périmée où jadis s’affrontaient les nations, l’Europe, « habilement dépassionnée », montre la voie d’un type nouveau de relations internationales.
En matière de conclusion : Alors, la France ! La France, qui s’identifie d’abord à la culture, raison de sa vraie puissance et fondement d’alliances non pas formelles mais conformes à la nature des choses. « Drôle de France, qui lance des exemples et les laisse tomber, qui suggère d’immenses desseins pour en léguer à d’autres une réalisation qui la navre ». À vrai dire cette France-là, subtile, légère et passionnée, pourrait bien n’être plus qu’un souvenir, et l’auteur est sans doute optimiste. Revenons donc avec lui à plus concret. À la France « stratégique », armée d’abord de sa faiblesse qui lui interdit heureusement de jouer les matamores, mais forte aussi de sa bombe, qui lui donne le droit d’être entendue et le devoir de se faire entendre. Cette bombe, en quelque sorte prématurée, l’auteur la voit, lucidement, fauteur de trouble, au moins de gêne ; face aux contorsions de la stratégie européenne américanisée, elle s’en tient bêtement à son absolue dissuasion, laquelle « crée un monde plus simple où des gens armés pour le suicide hurlent qu’on ne les touche pas ». Comme pour s’excuser, elle suggère, discrètement encore, qu’elle pourrait être la préfiguration d’une défense européenne authentique.
La bombe donne surtout à la France, chance rare en ces temps chancelants où tout est possible, « la liberté d’attendre » ; « en position de retrait et si sage d’histoire, la France peut être un juge plus calme des tourbillons du monde qui se fait ». ♦