Europes
Intelligemment conçu, écrit avec clarté, ce livre apparaît un peu comme le catalogue des idéologies qui ont façonné ou qui sillonnent encore notre continent. L’Europe, terre des contradictions pour l’auteur est aujourd’hui scindée en deux par les courants contraires du libéralisme et du socialisme. Un libéralisme entaché par le capitalisme des multinationales et un socialisme perverti par l’omnipotence de l’État. La guerre froide a encore accentué ce clivage, et Jacques Huntzinger analyse avec brio ce « face à face militaire ». L’histoire de l’après-guerre a ainsi livré l’Europe à une double hégémonie.
C’est donc avec satisfaction que l’opinion apprendra la signature des accords d’Helsinki au point que l’auteur parle sans hésiter de petit miracle. Pourquoi ? Parce que s’est alors ouverte une brèche dans la confrontation, et Jacques Huntzinger d’espérer que le train du monde s’en trouvera modifié, aussi bien à l’Ouest qui a oublié le socialisme et dévoyé la liberté qu’à l’Est qui n’a jamais connu ni la liberté ni le socialisme. De toute manière il s’agit, nous assure-t-on, d’avoir désormais une conception active de la détente, d’utiliser les contradictions européennes en sachant bien que « la vraie subversion est la contestation des dogmes ». On parle depuis quelque temps de l’euro-communisme : c’est à construire l’euro-socialisme que nous sommes conviés.
Jacques Huntzinger ne manque ni d’adresse ni de force de persuasion pour conduire son lecteur. Mais en dépit d’une analyse originale des relations internationales, c’est un peu à un voyage en Utopie qu’il nous convie. À ses yeux l’Histoire aurait avant tout permis aux différentes sources du socialisme de surgir. Du coup l’Europe des réalités, celles des États, est négligée. Les frontières seraient-elles moins importantes que les idéologies ? Les peuples moins passionnants que les doctrinaires ? Et vraiment construira-t-on le socialisme en négligeant ces données ? L’auteur n’en doute pas qui nous assure qu’il n’est point de socialisme aux couleurs nationales. Ce qu’il veut, c’est une synthèse des courants venus de Proudhon, Marx ou Fourier, et l’Europe lui semble le creuset idoine pour une telle opération. Et, bien sûr, les artisans de ce renouveau seront les partis socialistes occidentaux… Tout cela flotte un peu en l’air comme les personnages de Folon sur une terre inhabitée.
Car à force d’étudier de près les pulsions des différentes veines du socialisme, Jacques Huntzinger oublie que l’Europe existait bien avant que naisse cette doctrine. Il néglige les traces de l’Histoire et ne porte qu’une attention distraite aux communautés vivantes qui en sont issues. Or, on ne peut appliquer le moule socialiste à un pays européen comme on le ferait en Somalie. Les traits nationaux sont aujourd’hui plus persistants qu’autrefois et le mouvement général des nationalités s’accommode mal de spéculations qui lui restent étrangères. N’est-ce pas là du reste l’une des plus fortes raisons du blocage du socialisme oriental ? Même à l’heure de la détente, on voit mal les pays d’Europe oublier leur identité pour retrouver les espoirs déçus d’une Internationale socialiste. ♦