Mémoires d’Extrême Asie
Professeur de philosophie avant de devenir diplomate, Étienne Manac’h a été profondément marqué par cette première formation, très différente de celle d’un haut fonctionnaire des Affaires étrangères du modèle traditionnel. Il n’a pas pour autant, au cours de sa carrière, tenu pour négligeables et dénués d’intérêt ce que d’autres appelleraient les petits côtés du métier diplomatique, c’est-à-dire la cuisine intérieure du Quai, parfois savoureuse, mais plus souvent assaisonnée au vinaigre, le bourdonnement faussement rassurant des réceptions officielles, les confidences « off record » d’un voisin de table ou les redondances d’une déclaration ministérielle.
C’est sans doute dans l’utilisation intelligente de ces « restes » que réside la principale originalité des Mémoires d’Étienne Manac’h. À la fois livre de raison « en quête de l’essentiel » et recueil d’observations (on pourrait presque dire d’anecdotes), ils se situent dans la lignée des Essais de Montaigne, souvent pris pour modèle, ou de certains ouvrages de Victor Segalen qui aident l’auteur à atteindre « la vraie vie profonde » de la Chine.
Car c’est bien la Chine et les Chinois, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, qui sont, malgré les apparences, le vrai sujet de l’ouvrage d’Étienne Manac’h. Il nous l’annonce lui-même dans son Introduction et l’on est ensuite quelque peu surpris de constater que malgré cela, toute la première partie, 200 pages, est consacrée à la période de septembre 1968 à mai 1969 pendant laquelle l’auteur, comme directeur d’Asie-Océanie à l’Administration Centrale, était principalement accaparé, non pas tant par la Chine que par les négociations américano-vietnamiennes qui se déroulaient à Paris pour rechercher les bases d’une paix en Indochine. En fait, Étienne Manac’h avait, dès cette époque, beaucoup de raisons d’espérer qu’il serait prochainement nommé ambassadeur en Chine et il a sans doute voulu mettre en place pour le lecteur le « background » diplomatique d’Extrême-Asie dont il aurait à tenir compte en tant que représentant français.
Ce n’est donc que dans la deuxième partie qu’il aborde son sujet véritable. Les 320 pages qu’il y consacre ne couvrent d’ailleurs, chronologiquement parlant, que les six premiers mois de sa mission qui a durée en réalité près de six ans. Ce sont « Les premiers pas sur l’autre planète », c’est-à-dire la joie des premières découvertes et des premiers approfondissements.
La vie professionnelle de l’ambassadeur était étroitement imbriquée dans sa vie intérieure : l’action et la méditation s’éclairent et s’enrichissent mutuellement. L’attirance qu’a toujours exercée sur Étienne Manac’h la civilisation chinoise aboutit par moments à un véritable mimétisme dans les domaines de la pensée et du style. Au cours d’une promenade au Palais d’Été, il note ainsi ses impressions :
Deux barques passent rêveusement.
Un pêcheur surveille sa ligne.
Les promeneurs sont rares.
Le sentier du bord est jonché de feuilles mortes.
L’eau, pleine de limon, a des reflets verdâtres.
Ce qui fait penser à un lavis Sung ou à un poème chinois comme celui-ci, de Sung Tse Hou, qui vivait au temps des Han, et dont l’inspiration est la même :
Près de la route à l’Est de Loyang
Poussent pêchers et pruniers
Leurs Peurs s’harmonisent
Leurs feuilles vont ensemble
Le vent du printemps se lève du Nord-Est
Fleurs et feuilles se balancent. (1)
Tout ceci, qui n’enlève rien par ailleurs à la précision tout occidentale des raisonnements d’Étienne Manac’h et à la perspicacité de ses vues politiques, donne une idée de l’attrait que peut exercer cet ouvrage multifaces, écrit avec simplicité et modestie, dans un style sobre, harmonieux et équilibré.
Il peut se lire d’un trait, certes ! Mais si l’on veut goûter pleinement une foule de détails, s’arrêter sur les tableautins de la vie chinoise ou savourer le sel d’un sketch diplomatique finement mis en scène, mieux vaut interrompre de temps en temps la lecture, pour la reprendre plus tard et l’apprécier tout autant. Cette remarque est surtout valable pour la deuxième partie de l’ouvrage, de loin la plus attachante. Mais l’ensemble de l’ouvrage est passionnant, précisément parce qu’Étienne Manac’h s’est lui-même passionné pour son métier de diplomate. ♦
(1) Traduction de Patricia Guillermaz dans La Poésie chinoise ; Éditions Seghers.