Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel (1924-1926)
Directeur d’étude et de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques et issu lui-même d’une lignée alliant l’université à la politique – son père, professeur de droit et de sciences économiques, fut plusieurs fois ministre du général de Gaulle et son grand-père fut président du Sénat durant la dernière décennie de la IIIe République – Jean-Noël Jeanneney nous propose de tirer les leçons de l’expérience du Cartel des Gauches entre 1924 et 1926. Il semble ainsi vouloir conjurer le sort qui voudrait qu’à la série des échecs de la gauche – 1924, 1932, 1936, 1956 – ne vienne s’ajouter l’année fatidique 1978.
L’idée sous-tendant sa thèse : rapprocher l’expérience du Cartel d’un éventuel exercice du pouvoir par la gauche en 1978 est à première vue séduisante. Certains problèmes qui se sont posés en 1924 sont proches de ceux qui se présenteront en 1978 : rapports entre un gouvernement de gauche et un président de la République élu sur un autre programme, éventualité d’une revanche économique de la droite écartée du pouvoir, mise en œuvre d’une politique tendant à réduire les inégalités sociales et Fiscales.
Mais les événements sont-ils aujourd’hui comparables ? Le Cartel des Gauches excluait les communistes, était seulement soutenu par les socialistes, et reposait essentiellement sur le parti radical. La période 1924-1926 connaît une crise monétaire accidentelle et non une crise économique structurelle comparable à celle d’aujourd’hui. De plus, le problème des institutions se pose en termes différents depuis 1958. Par contre, une erreur du Cartel a été reproduite par les gouvernements de gauche qui l’ont suivi : le Cartel a mené en matière Financière la politique de la droite : une politique fiscale de fuite en avant ne résolvant aucun problème : c’est ce que les leaders de la gauche aujourd’hui appelleraient « gérer la crise ».
Le livre contient un portrait sans indulgence d’Édouard Herriot et l’auteur souligne un problème souvent posé à propos des hommes politiques de la gauche française : peut-on agir quand on se réfère à une culture humaniste, peut-on être un homme politique lorsqu’on suit une morale ? Jusqu’où les compromis que l’action implique peuvent-ils rester compatibles avec le respect de principes éthiques dans toute leur pureté ? Mais toute idéologie n’est-elle pas amenée à se dégrader lorsqu’elle est confrontée aux exigences du pouvoir ?
Quelle leçon d’histoire, selon l’auteur, la gauche peut-elle tirer du Cartel ? Éviter le flou, donc posséder un programme rigoureux et clair, faire la distinction entre les revendications des classes moyennes et l’égoïsme des gros possédants, agir vite car les premières semaines de gouvernement sont fondamentales pour réaliser des réformes de structure irréversibles. En somme, la gauche ne doit pas mener au pouvoir une politique qui dénaturerait ses principes.
On peut imaginer que l’auteur a bénéficié, pour cette étude, d’une documentation exceptionnelle, et notamment de la correspondance gardée par sa famille, et c’est là un des intérêts de ce livre sur un épisode trop oublié de la vie politique française – même si l’on peut sérieusement douter qu’il puisse y avoir un modèle de la gauche au pouvoir à tirer des expériences de 1924 et 1936. ♦