Chronique des années incertaines
Combien incertaines, en effet, ces années qui vont de 1935 à 1945 ! Elles le furent pour le pays endormi dans la pusillanimité d’un régime à sa fin avant d’être meurtri dans l’obscurité de ses villes occupées par l’ennemi. Elles l’ont également été pour Jacques Raphaël-Leygues au seuil d’une carrière dont il ignorait l’itinéraire. Du moins, lui, avait-il un point d’ancrage : son amour de la marine et le respect qu’il portait à son grand-père, Georges Leygues, le restaurateur de notre flotte auquel il consacre, in fine, des pages fort claires que l’admiration n’enfle pas.
Voici donc, transcrites presque au jour le jour, les réactions et les observations d’un esprit sensible, au patriotisme inquiet, face à la succession des événements qui ont tant modifié l’histoire contemporaine. Aujourd’hui ambassadeur, l’auteur n’est pas étranger aux jeux de la politique, mais il a surtout l’âme d’un marin. Lorsque la flotte se saborde à Toulon, le chagrin, en lui, ne laisse pas de place pour l’analyse. Quatre jours plus tard il notera amèrement : « Si l’amiral Laborde n’est pas mort avec son bateau, après avoir été l’un des amiraux les plus bêtes de la marine, il aura été le seul lâche ». Jugement sans nuance, certes : ce livre est pourtant le moins tranché qui soit. Jacques Raphaël-Leygues tente à chaque occasion de discerner les intentions profondes et respectables des uns ou des autres. L’esprit de finesse l’emporte chez lui sur la causticité. Le lecteur a ainsi droit à de judicieuses remarques sur les responsables qui se sont succédé durant ces années incertaines. Daladier n’avait pas si tort qu’on pourrait l’imaginer ; l’attitude de l’amiral Auphan reste inexplicable ; la politique de Darlan n’est pas jugée à l’emporte-pièce, loin de là et certaines appréciations peuvent surprendre de la part d’un gaulliste aussi pur que l’a toujours été l’auteur.
N’allons pas conclure que, ce faisant, Jacques Raphaël-Leygues fait preuve d’indécision face aux complications des situations d’alors : c’est la vertu du désintéressement que d’échapper ainsi aux partis pris comme au sectarisme. Ces qualités de discernement, elles apparaissaient déjà dans le précédent livre de l’auteur : Ponts de lianes (Hachette) qui relatait les missions effectuées en Indochine entre 1945 et 1954. Il s’agissait pourtant là des mémoires d’un acteur du drame qui se jouait et non plus d’un simple témoin. C’est donc avec un intérêt incontestable que nous lirons, le moment venu, la chronique des années africaines que nous prépare cet observateur serein mais enthousiaste. ♦