Le mystère Gamelin
L’étude que Pierre Le Goyet consacre à la personnalité du général Gamelin pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. En particulier, elle ne contribue pas vraiment à une meilleure connaissance du personnage, qualifié dès le départ d’insaisissable, et qui le reste à la fin du volume. Par contre, elle offre un très vaste champ de réflexions rétrospectives, surtout à la génération qui aurait pu, du fait de son âge, accéder aux responsabilités à la veille de la guerre de 1939, mais trouvait le terrain solidement et jalousement occupé par les hommes « exemplaires » qui avaient pris part à la victoire de 1918 et qui pensaient, sincèrement sans aucun doute, pouvoir faire aussi bien la prochaine fois.
C’est à ces hommes qu’a incombé – presque de plein droit pourrait-on dire, et en tout cas avec l’aval de l’opinion – la direction de la politique française dans la période de l’entre-deux-guerres. Après l’accession de Hitler au pouvoir, les problèmes de défense devinrent déterminants dans l’orientation de cette politique. Au poste clé qu’il avait su créer pour lui-même, Gamelin fut le seul à les connaître dans leur diversité, comme dans leur ensemble. Principal, sinon unique conseiller du gouvernement dans ce domaine, fort écouté au demeurant, il est dans une très large mesure responsable des diverses options militaires prises dans les années qui précédèrent le conflit comme après le déclenchement de celui-ci.
La défaite de 1940 a montré que la plupart de ces options étaient erronées. Pierre Le Goyet estime qu’on ne peut raisonnablement mettre en cause ni les capacités intellectuelles de Gamelin, qui étaient exceptionnelles, ni sa connaissance du métier militaire qui était presque exhaustive sur le plan théorique comme sur celui de la pratique, ni bien entendu son ardent patriotisme. L’échec de Gamelin tiendrait en fait à une particularité de son caractère qui lui faisait préférer la réflexion à l’action. La réflexion, dans la mesure où elle fait découvrir les multiples aspects d’un problème, semble avoir développé en lui un certain goût des compromis (ce qui arrangeait assez bien les responsables politiques qu’il s’était donné pour mission d’éclairer plutôt que de convaincre). Son indifférence pour l’action l’incitait, d’autre part, à déléguer au maximum toutes les tâches d’exécution pour s’en tenir à l’écart (cf. la célèbre IPS n° 12 du 19 mai 1940 : « Sans vouloir intervenir dans la conduite de la bataille en cours… »). Elle l’incitait aussi à temporiser, c’est-à-dire à toujours repousser le moment de l’action, sous le prétexte qu’on ne peut agir au mieux qu’en fonction des circonstances et lorsque celles-ci sont toutes bien connues.
Tout cela, qui aurait paru normal surgissant d’un professeur ou d’un chercheur, n’était pas particulièrement heureux dans le cas d’un chef militaire. On a l’impression que Gamelin s’en rendait compte. C’est peut-être pour éviter une détérioration de son « image de marque » qu’il adopta systématiquement, en paroles et par écrit, une attitude froide et réservée susceptible de donner l’illusion d’une passion ardente, mais volontairement contenue. Cette attitude ne facilite pas la tâche de l’historien qui cherche à cerner avec le plus d’exactitude possible les contours de son personnage. Elle est à l’origine de cette impression de flou et d’équivoque à laquelle Pierre Le Goyet avoue s’être constamment heurté.
À la recherche de la vérité, l’auteur a cependant dépouillé un nombre considérable de documents. Il était bien placé, du fait de son affectation au Service Historique de l’Armée. On lui aurait d’ailleurs reproché, dit-on, d’avoir utilisé des textes qui n’étaient pas encore, légalement, tombés dans le domaine public, ce qui aurait retardé sinon empêché la parution de l’ouvrage. Quoi qu’il en soit, pour cette raison ou pour d’autres, il semble bien que Pierre Le Goyet ait travaillé seul, là où une équipe de chercheurs aurait été indispensable, vu l’abondance des textes à découvrir, à explorer et à analyser. C’est ce qui donne à son livre le caractère quelque peu inachevé d’une série d’ébauches préparatoires en vue d’un portrait qui resterait à peindre. Pour la même raison, l’appareil critique que doit obligatoirement comporter tout ouvrage de recherche historique de cette valeur paraîtra sans doute insuffisant aux spécialistes : les sources ne sont pas précisées avec assez d’exactitude et les citations qu’on aurait aimées intégrales sont trop souvent remplacées par un commentaire ou une paraphrase.
Mais, dans leur majorité, les lecteurs n’en tiendront pas rigueur à Pierre Le Goyet. Ils reconnaîtront l’honnêteté de son effort et seront sûrement intéressés par les données inédites qu’il livre à leurs réflexions. ♦