Ami ou ennemi du peuple ?
Au risque d’être accusé comme le héros de la pièce d’Ibsen [dramaturge norvégien] d’être « un ennemi du peuple » [1882], il faut avoir le courage de présenter aux Français la situation réelle du pays, menacé par des périls graves dont nous ne sortirons pas indemne si nous ne les cernons pas avec lucidité et si nous ne faisons pas dès maintenant les efforts qui s’imposent pour les conjurer. C’est bien ce que fait sans relâche Michel Debré en dénonçant ces maux : l’inflation qui accentue les inégalités sociales, prive nos exportations de compétitivité, décourage l’épargne et l’investissement : la dénatalité qui mine notre démographie, mutile la pyramide des âges et aggrave les charges pesant sur une population active dont le rapport à la population totale est en régression ; l’autorité de l’État qui est contestée ; les notions de Patrie et d’esprit civique qui sont ignorées sinon ridiculisées et les valeurs sur lesquelles repose notre civilisation qui sont bafouées.
Dans ce monde aux appétits de jouissance effrénée, où chacun veut faire triompher sa loi, est-on bien assuré d’instaurer le libéralisme ? « Est-il vraiment fatal que la liberté, la liberté bénie soit accompagnée du cortège bigarré des inégalités sociales, des indisciplines civiques et des sexualismes débridés ? En d’autres termes, une tyrannie est-elle nécessaire pour donner leurs chances à une plus grande égalité entre les hommes, à une meilleure discipline sociale, à une certaine qualité des mœurs, au respect de la famille et de la patrie ? ». En posant cette question Michel Debré ne prétend pas, comme Marat, « l’ami du peuple », que « le moment est venu d’organiser momentanément le despotisme de la liberté », bien au contraire, car il est certain que les institutions de la Ve République permettent de faire face à cette crise. Mais il n’hésite pas à mettre en garde contre un libéralisme qui voudrait ignorer « les menaces dont la liberté est l’objet » et il affirme que l’opinion est prête à « entendre le langage de la vérité » prônant l’économie, le travail, la moindre progression de la consommation intérieure, l’épargne, l’investissement et même le « rôle capital de la famille ».
D’où l’objurgation sur laquelle se termine ce recueil, dans lequel l’ancien Premier ministre (1959-1962) a rassemblé les plus vigoureux de ses articles de presse et de ses interventions devant l’Assemblée nationale depuis près de deux ans : « Ah ! vraiment, Français libéraux, prenez garde ! Et vous, gouvernants, sachez que le temps est venu moins de chercher à plaire que de commander, moins de dissimuler les difficultés que de montrer au peuple les exigences de la grande voie nationale ». ♦