Les Bolcheviks
Adam B. Ulam, professeur à l’Université de Harvard, est considéré comme l’un des meilleurs experts américains en soviétologie. Son dernier livre confirme l’extraordinaire étendue de ses connaissances en la matière. On prend conscience dès l’abord que pour le composer, et malgré ses 654 pages, l’auteur n’a utilisé qu’une infime fraction de ce qu’il savait. C’est la partie apparente d’un iceberg ou encore l’arbre dont les racines s’étendent bien au-delà du contour de ses seules branches.
Le sujet du livre est la révolution russe de 1917 vue à travers l’histoire de la fraction bolchevique du parti social-démocrate. En fait, il s’agit d’une biographie de Lénine. Car, pratiquement, au début de la scission, les Bolcheviks furent très peu nombreux, et Lénine les téléguidait à sa guise. C’est lui, et lui seul, qui provoqua, dans les années 1900-1905, l’éclatement de la social-démocratie et ses partisans y restèrent longtemps, en fait jusqu’aux journées d’octobre 1917, fortement minoritaires. Le Soviet de Petrograd, formé en février en même temps que le Gouvernement provisoire, était presque exclusivement composé de social-révolutionnaires et de mencheviks qui manifestaient une hostilité hautaine et même quelque peu méprisante pour les Bolcheviks. Ce n’est pas sans appréhension que Lénine, qui était à l’époque en Suisse, rentra à Petrograd en avril, profitant de l’amnistie générale proclamée par le Gouvernement provisoire et des facilités intéressées qui lui furent offertes par les Allemands. Il y fut accueilli correctement – en tant que militant marxiste – mais sans chaleur réelle. Il était à peine connu du grand public ! L’idée d’une prise de pouvoir ne l’effleura même pas à ce moment, comme elle n’effleura ni le Gouvernement, qui le laissa – il en fut quelque peu mortifié – libre de ses mouvements, ni le Soviet. En octobre, le rapport des forces politiques ne s’était guère modifié. Mais l’anarchie avait gagné du terrain. C’est alors que Lénine décida, seul et contre l’avis de ses partisans, de « créer l’événement », c’est-à-dire de se débarrasser par un coup de force du Gouvernement de plus en plus discrédité, en s’appuyant sur les deux revendications les plus populaires : la paix avec les Allemands et la remise de tous les pouvoirs au Soviet. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il conviendrait de faire après. Il était évident que, dans la situation où se trouvait la Russie, aucune des recettes théoriques élaborées pendant les années d’exil ne pouvait s’appliquer telles quelles sur le terrain et dans l’immédiat.
Lénine se lança dans une navigation à vue. Il fut servi par l’extraordinaire pouvoir dominateur qu’il exerçait sur son entourage, par un manque total de scrupules et un incontestable flair politique. La dictature absolue qu’il sut instaurer à son profit tira peu à peu le pays du chaos. « Aussi impressionnant qu’il soit, nous dit Adam B. Ulam, le résultat auquel parvinrent les Bolcheviks en 1917 est donc peu de chose en regard du travail gigantesque qu’ils accomplirent au cours des cinq années suivantes en créant, sur les ruines qu’avait laissées la plus anarchique des révolutions, l’État le plus autoritaire du monde. Et, chez Lénine, ce n’est pas tellement à l’exploit du révolutionnaire qu’à celui du vainqueur qu’on mesure la qualité du génie ».
La dernière année du dictateur fut tragique. Victime, après l’attentat auquel il échappa en 1922, de plusieurs crises cardiaques successives qui le laissaient chaque fois à moitié paralysé, il sentait le pouvoir lui échapper, les conspirations se nouer autour de sa succession… et il ne savait toujours pas vers quel avenir il voulait conduire la Russie. Jusqu’aux derniers moments, il essaya de lutter, de donner des ordres, de se faire obéir. Mais, il sentait que l’appareil ne répondait plus : et il pressentait que Staline, qu’il plaçait cependant très haut dans son estime et qu’il avait fait nommer Premier secrétaire du Parti, tissait déjà patiemment la toile où il allait bientôt engluer, puis détruire un à un, les Bolcheviks « historiques » des journées d’octobre.
Le récit que nous fait Adam B. Ulam de tous ces événements est saisissant. La rigueur scientifique s’y allie remarquablement bien à la simplicité et au dépouillement du récit, qui n’exclut pas le pittoresque, l’analyse psychologique et même un certain humour. On sent l’auteur passionné pour son personnage, mais le portrait qu’il en trace est sans complaisance. Les « Vie de Lénine » les plus répandues sont trop souvent des hagiographies et quelquefois de venimeux pamphlets. Adam B. Ulam louvoie avec bonheur entre ces deux écueils et n’avance que ce qu’il peut prouver.
La traduction d’Éric Diacon est d’une rare qualité. ♦