Le Mark. Histoire de la monnaie allemande
Le mark a eu cent ans le 4 décembre dernier. Son histoire est dramatique. Il est né en 1871 d’une guerre gagnée, puis à deux reprises il s’est effondré dans deux guerres perdues. C’est aujourd’hui la monnaie la plus forte de l’Ancien monde. Mais sa grandeur même en fait la cible de la spéculation internationale, et les euro-dollars ont remporté sur lui des victoires qu’on appelle réévaluations : mars 1961, octobre 1969, mai 1971… Pourrait-il vivre sous un régime de réévaluations continues ? Il y perdrait cette puissance d’exporter qui fait sa force. Mais comment réagir et assurer demain sa sécurité ? Interroger le mark d’hier peut aider à comprendre celui de demain.
Au lendemain de la chute de Guillaume II, le mark a essentiellement servi la grosse industrie de la Ruhr. Cela dura jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir : il s’adapta alors aux impératifs du national-socialisme. Ces dernières années, il a joué un jeu complexe, obéissant aux intérêts de l’Allemagne, bien sûr, mais sans jamais oublier l’existence de l’Amérique.
En janvier 1923, alléguant que l’Allemagne se dérobe au paiement des réparations, M. Poincaré fait occuper la Ruhr. « Cela représente pour l’Allemagne une perte de 88 % de son charbon et 70 % de sa fonte ». Mais le gouvernement proclame la résistance dite « passive », et toute cette industrie s’éteint : « On ne travaille pas sous les baïonnettes ». Dès lors, la chute du mark ira se précipitant. On en arrivera à payer cinq fois par semaine les ouvriers, qui se hâteront de dépenser leur paie dans l’heure même. La livre de beurre vaut entre 3 000 et 4 000 marks en février 1923, et 280 milliards en novembre. Il faut créer un mark nouveau, et, ainsi, repartir de zéro.
Lorsqu’un peu plus tard s’engagèrent à Paris les difficiles négociations d’où allait sortir le plan Young, le Dr Schacht, délégué de l’Allemagne, s’en allait parfois, au cours du week-end, causer avec les industriels de la Ruhr. D’aucuns disaient : « Il va aux ordres »… Il allait voir le charbon et la fonte de la Ruhr pour déterminer les positions qu’il devait prendre.
Mais survint, après le krach de Wall Street, la crise mondiale. L’Allemagne va compter jusqu’à 6 millions de sans-travail, et, parallèlement au chômage, s’accroît la pression communiste. C’est alors la montée du national-socialisme, financée par les industriels de la Ruhr, désireux d’établir un barrage contre le communisme. Nommé président de la Reichsbank, le Dr Schacht institue le plus rigoureux des contrôles des changes, et permet à l’Allemagne de financer à la fois son réarmement et ses grands travaux.
Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, la position du mark est exactement à l’inverse de ce qu’elle était à l’époque hitlérienne. On adore ce qu’on avait brûlé, on brûle ce qu’on avait adoré. Avec le Dr Schacht, les frontières monétaires étaient imperméables, aujourd’hui le marché du vieux mark est ouvert à tous les vents, notamment au vent d’Ouest… Le mark se trouve donc sous la menace perpétuelle de la réévaluation, en raison de l’énormité de la masse des dollars « flottants », les euro-dollars. Il a été réévalué de 4,75 % en mars 1961, de 9,29 % en octobre 1969, puis de 9 à 10 % depuis qu’en mai 1971 il est devenu « flottant », et enfin de 13,57 % par rapport au dollar le 18 décembre dernier. Or une monnaie ne peut pas financer correctement ses échanges et se réévaluer à un taux aussi fort et aussi rapide ; l’industrie allemande a du mal à suivre.
À la suite des décisions américaines du 15 août 1971, l’Allemagne dont certains pensaient qu’elle devrait choisir entre l’Amérique et l’Europe, refusa le tête-à-tête germano-américain que lui proposa M. Connaly et le chancelier Brandt plaida devant le Bundestag pour une solution européenne de la crise des monnaies, étant entendu que l’objectif final devait être une entente de l’Europe avec l’Amérique. En dépit de « la tentation du grand large », l’Allemagne s’est reconnu une vocation européenne. S’il en est bien ainsi, le mark qui vient de connaître son centième anniversaire, apparaît avec un visage nouveau. Il peut se dire plus européen, et finalement plus allemand qu’il ne l’a été depuis un quart de siècle. Peut-être pourra-t-on dire alors qu’il a atteint, ou plutôt conquis sa majorité. ♦