Les principes du fédéralisme et la fédération européenne
Professeur à l’Institut européen des hautes études internationales à Nice, dirigeant les cours du Collège universitaire fédéraliste d’Aoste, Guy Héraud a également, et peut-être surtout, une chaire de droit public à Strasbourg, ville dont la présence du Conseil de l’Europe fait un observatoire privilégié pour les analystes et historiens du processus, hélas trop lent, qui conduit notre vieux continent à son indispensable unification.
Militant depuis longtemps dans les associations qui œuvrent à cet effet, il a consacré plusieurs livres à ce domaine, parfois traduits (ou publiés initialement) en italien et en allemand, ou édités en Belgique. Le plus important et retentissant : L’Europe des ethnies de 1963, a contribué, comme L’Europe aux cent drapeaux du juriste breton Yann Fouéré (publié en 1968 dans la même collection du Centre international de formation européenne) à l’essor de la régionalisation, dont les projets fleurissent maintenant, sous des versions variées, en France, outre-Quiévrain (en fonction de la querelle dite linguistique) en Italie (où sont annoncées 15 régions s’ajoutant aux cinq autonomes instituées en 1948) outre-Manche, à propos notamment du Pays de Galles, de l’Écosse et de l’Irlande du Nord, etc.
Théoricien et praticien, Guy Héraud est donc un des meilleurs experts actuels du fédéralisme et des questions européennes, particulièrement qualifié pour préciser Les principes du fédéralisme et la fédération européenne. Estimant que fait défaut, jusqu’à présent, une « théorie juridique du fédéralisme », il s’attache à la dégager, sans se limiter à l’ordre dit politique (international, par liens entre États jusque-là souverains, et interne, par fédéralisation d’un pays unitaire). Opposant perspectives fédéraliste et étatiste (ou, dirais-je, unitariste, l’État ne disparaissant pas nécessairement dans la cité fédérale, et moins encore dans les fédérations existantes, comme les États-Unis ou la Suisse), il s’attache à préciser le contenu d’un fédéralisme « économique, social et culturel ».
Cette exploration est féconde et novatrice, les applications concrètes dans ce domaine restant, à ce jour, exceptionnelles et rudimentaires dans le droit positif. Évoquant l’autogestion de style yougoslave (dont la réalité effective serait sans doute contestée par ceux qui considèrent dictatorial, monocratique et de parti unique le régime de Belgrade), et certaines réalisations indiscutables celles-là, des Communautés européennes, l’auteur pense aussi que c’est vers les solutions fédérales que « plus ou moins consciemment s’orientent, à l’université et dans les entreprises », les courants issus des troubles français de mai 1968.
L’éminent juriste et politologue résume d’abord, dans son présent volume, substantiel et concis dans sa brièveté, une doctrine du fédéralisme, à ses yeux pluralisme social évitant les écueils extrêmes et opposés de l’anarchie et du totalitarisme. Après avoir rappelé le rôle et les sources du droit, il définit sa conception des principes fédéralistes, distinguant nettement décentralisation, confédération et authentique fédération, abusivement confondues souvent. Il expose ensuite un plan de fédération européenne généralisée aux secteurs extrapolitiques, envisageant les trois éventualités d’une Europe des États historiques, ou des régions économiques ou des « régions mono-ethniques », et préconisant cette dernière.
Il étudie les rapports entre fédérations et éléments fédérés, puis les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif fédéraux, par référence notamment à un texte de son ami Alexandre Marc paru en 1949, auteur qui a du reste enrichi d’une préface et surtout d’une postface approfondie l’ouvrage de Guy Héraud, dédié à son collègue de Strasbourg et ami, Michel Mouskhély. Ce dernier, professeur des facultés de droit, directeur du Centre de recherches sur l’URSS et les pays de l’Est, fut un pionnier de l’école fédéraliste contemporaine (1) illustrée par le Suisse Denis de Rougemont, feu Arnaud Dandieu, Daniel Rops, Robert Aron, etc.
Appuyé d’annexes et d’une utile bibliographie, le dernier chapitre de Guy Héraud cherche les voies concrètes, légales principalement, d’inscrire dans les faits des vues qui, chez Pierre-Joseph Proudhon, par exemple, paraissaient encore embryonnaires et généreuses, mais utopiques. À un traité portant constitution de la fédération, méthode dite du pacte fédéral, il préfère celle dite constituante, le traité entre États se limitant à convoquer une assemblée européenne chargée d’élaborer la Charte fédérale. Envisageant « l’écroulement définitif de l’ordre stato-national », dans la suite possible de mai 1968, il conclut : « les états généraux de la Cité fédéraliste paraissent l’instrument inévitable de plein achèvement de la révolution ».
(1) Cf. La révolution fédéraliste, ouvrage collectif avec la participation de Bernard Voyenne, Guy Héraud, Denis de Rougemont, Guy Michaud, etc., Presses d’Europe, Paris ; 1969.