Face aux dictateurs
Le lecteur qui se découragerait à l’aspect de cet énorme volume de près de sept cents pages à la typographie serrée, aurait tort de ne pas en entreprendre la lecture. Certes, elle est sérieuse, voire austère, malgré quelques anecdotes amusantes ; mais elle est intéressante au plus haut point d’autant qu’une excellente traduction en facilite la lecture.
Devant un tel ouvrage, il y a deux attitudes possibles : ou bien on le lit d’un bout à l’autre, en suivant le récit et l’argumentation de l’auteur, pour comprendre sur quels raisonnements ou quelles intuitions la politique extérieure d’une grande puissance a été dirigée au jour le jour et quelle a été la part de ceux qui en avaient la charge ; ou bien on en fait un instrument de travail, ce qui nécessite des comparaisons avec d’autres ouvrages sur la politique mondiale, et demande un long travail d’étude et d’exégèse, pour déterminer la part de vérité historique et objective qu’il contient. La plupart des lecteurs, laissant aux historiens la seconde méthode, utiliseront sans doute la première.
Celui qui a été si connu sous le nom de Sir Anthony raconte très minutieusement, au jour le jour et souvent heure par heure, ses activités entre le mois de décembre 1928 et le mois de février 1938, reportant à un second volume celles qu’il assuma à partir du début de la guerre en 1939. Il était, dans cette première phase, Secrétaire d’État puis ministre des Affaires étrangères ; à ce titre, il participa pratiquement à toutes les conversations et discussions entre alliés ou avec les dirigeants du camp adverse. Grand voyageur, il se rendit dans de nombreuses capitales et entra en relations directes avec tous les gouvernants de l’époque, dont il fait au passage le portrait et sur lesquels il porte un jugement : le plus curieux est sans doute celui de Staline, dépeint sous des traits sympathiques. Parmi les dirigeants français, deux d’entre eux ont retenu plus particulièrement l’attention de l’auteur : Barthou et Blum. On notera aussi les impressions de Sir Anthony sur Hitler et Mussolini.
Cependant, l’auteur s’attarde peu à la description détaillée des hommes. Il s’attache à montrer que la politique britannique a toujours été centrée sur le souci de sauvegarder la paix, en ayant une vue réaliste des choses. À son avis, un des événements les plus graves de l’avant-guerre fut le double assassinat d’Alexandre de Yougoslavie et de Louis Barthou, à Marseille, en octobre 1934 : « Ce furent les premiers coups de feu de la deuxième guerre mondiale », écrit-il, en expliquant qu’ils privèrent la France d’un homme d’État énergique qui ne put être remplacé, qu’ils déclenchèrent dans les pays balkaniques une profonde agitation, qu’ils éveillèrent une méfiance durable contre le régime fasciste, soupçonné de n’avoir pas été entièrement étranger à cet assassinat. Mais d’autres événements plus spectaculaires encore devaient se précipiter au cours des années suivantes : guerre en Abyssinie (1935-1936), remilitarisation de la rive gauche du Rhin, guerre d’Espagne (1936-1939), guerre entre le Japon et la Chine (1937-1945), développement de la puissance hitlérienne, etc.
Chacun de ces événements est traité à part, dans toute la mesure du possible, sans que cette méthode nuise à la compréhension des problèmes qui se posaient en même temps aux gouvernants. Pour l’auteur, une des dominantes de ces années fut le désaccord franco-anglais, issu des initiatives de Laval dans l’affaire éthiopienne ; il empêcha de sérieuses conversations entre les deux pays qui réunissaient le plus vaste potentiel diplomatique et militaire en Occident, à un moment où Roosevelt annonçait son intention de ne pas se mêler des affaires européennes et laissait par suite les dictateurs libres de profiter des faiblesses de leurs vainqueurs et futurs adversaires.
Ce livre apporte certainement une grande contribution à la compréhension et à l’histoire des années 1930. ♦