Histoire de la Gestapo
La philosophie qui se dégage de ce livre – et que l’auteur souligne fortement – ne laisse pas d’être amère : l’homme est un fauve, et ses mauvais instincts se développent dès qu’une occasion se présente. Une preuve en est l’histoire de la Gestapo et de ses effroyables crimes, que permit, facilita et honora un régime politique aberrant.
La lecture de ce livre met à nu tant de fange, tant d’abominables excès, elle présente tant de personnages qui, après avoir bénéficié d’une éducation solide et saine, sont cependant devenus les chefs inexorables et insensibles du monstrueux appareil policier hitlérien, qu’elle convainc presque de la véracité de la proposition philosophique qu’il illustre.
« L’aventure qui a ravagé l’Allemagne, qui a laissé ce malheureux pays disloqué, brisé, et l’a marqué d’opprobre, aurait pu survenir à n’importe quelle autre nation. » On pourrait sans doute discuter cette conclusion de l’auteur. Toute police politique dont la puissance s’élargit abuse de son pouvoir et devient un instrument de tyrannie ; cela semble bien exact ; mais peut-on croire que, dans n’importe quel pays, elle pourrait se livrer impunément aux actes qu’elle a pu commettre en Allemagne hitlérienne ? Chacun répondra à sa manière à une telle question. L’important, c’est qu’elle soit posée.
Jacques Delarue a écrit une œuvre dense, qui relate à la fois l’histoire de l’organisation de la police hitlérienne et celle de ses actes. Peut-être, au risque de donner à ce livre de grande diffusion, un caractère un peu technique, aurait-il été utile d’insister davantage sur l’organisation et ses évolutions – ou plutôt, car les éléments en sont répartis tout au long de l’ouvrage, de les regrouper en un chapitre particulier. Car c’est bien à partir d’une organisation étroitement adaptée à sa mission que la police – et sa branche spéciale de sûreté de l’État, qui était au sens propre la Gestapo – ont pu prétendre à une quasi-omnipotence et progressivement l’obtenir. Née des luttes politiques pour la prise du pouvoir dans les années 1930, organe de parti avant d’être organe de gouvernement, elle a pris place dans l’organisation d’ensemble à partir de 1936. Du moment qu’elle se taillait une place officielle, elle était en état de se répandre comme un cancer, dans toutes les branches de l’administration. Chargée du renseignement et de la répression à l’échelon national, elle se trouvait mêlée aux affaires extérieures, et devenait l’indispensable outil de la domination nazie dans les territoires occupés. De ce fait, elle devenait toute-puissante. Mais de ce fait aussi, elle était le champ de toutes les rivalités personnelles entre des hommes également ambitieux, également forcenés, sous leurs apparences froides de fonctionnaires. C’est dans ce mécanisme qu’il faut chercher la leçon de cette histoire.
Mais c’est ce qui est évidemment le moins apparent. Le récit des tortures, des exécutions, des exterminations en masse – en somme, des méthodes employées pour remplir la mission – frappe davantage l’imagination. La Gestapo, pour nos contemporains, c’est d’abord le crime démesurément multiplié. Mais un régime totalitaire, qui ne peut admettre l’opposition, doit recourir à une police abusive, même si elle ne commet pas les forfaits de la Gestapo. Tout régime qui se veut fort est tenté d’employer des méthodes qui restreignent la liberté du citoyen. Comment, alors, éviter « l’escalade », comment éviter la toute-puissance automatique des services de police, tout en les gardant efficaces ?
Au-delà de l’histoire de la Gestapo, ce livre permet de faire de nombreuses réflexions, à partir d’un exemple effroyable et démentiel. ♦