L’Affaire sans Dreyfus
Un nouveau livre sur l’Affaire. Mais pourquoi « sans » Dreyfus ? Parce que l’auteur estime que Dreyfus, victime d’une monstrueuse erreur judiciaire, provoquée à l’origine par une série de menues et malencontreuses circonstances, dans lesquelles n’entrait aucune intention délibérée de nuire à un officier israélite, n’a prêté que son nom à un drame national auquel il n’a pas eu part. Marcel Thomas est convaincu que le coupable est Esterhazy, qui a bénéficié, plus que de sa propre habileté à prêcher en eau trouble, de la coalition d’abord improvisée, puis savamment et sciemment organisée, de quelques officiers de l’État-major de l’Armée, désireux de protéger nos services secrets, puis de plus en plus acculés à des fautes graves pour se sauver eux-mêmes. Il estime que, si sa thèse peut recevoir des retouches de détail – car personne ne peut se vanter de déterminer la vérité absolue dans une affaire aussi complexe – elle ne saurait néanmoins, maintenant que les dossiers secrets peuvent être consultés et étudiés à loisir, être fondamentalement remise en question.
Il ne nous appartient pas de nous prononcer sur l’exactitude de cette thèse, car il faudrait refaire l’énorme travail auquel s’est livré Marcel Thomas pour l’établir. Il convient ici, plus simplement, de dire tout l’intérêt que nous avons pris à la lecture de cet ouvrage, dont l’épaisseur paraît décourager le lecteur, et qui pourtant se lit avec une facilité remarquable. L’exposé est en effet parfaitement clair, malgré la complexité et l’enchevêtrement des questions traitées. Ne serait-ce qu’à ce titre, cet ouvrage mériterait largement l’attention.
Mais il faut souligner aussi l’attrait des portraits psychologiques des protagonistes, dans l’esprit desquels se mélangent les sentiments les plus variés, les uns désintéressés, les autres sordides. Marcel Thomas a fait de ses personnages des portraits complets, nuancés et plausibles, tant dans leur comportement individuel que dans leur action collective, marquée par les habitudes de bureau, de métier, d’appartenance sociale. Ces hommes sont réellement ressuscités, que l’apparence dont les dote l’auteur soit exacte ou non.
Peu de romans policiers, et mieux, peu de romans, donnent une pareille impression de vie. On lit sans se lasser ce volume de près de six cents pages, emporté par l’action, bien qu’on en connaisse évidemment le schéma général et la conclusion. C’est un résultat que visent toutes les études historiques, mais que peu d’entre elles atteignent. ♦