In Memoriam - Amiral Pierre Lacoste
In Memoriam - Amiral Pierre Lacoste
À la veille de ses 96 ans, Pierre Lacoste s’est éteint au terme d’une longue vie d’une grande densité, d’une rare fécondité et d’un engagement sans faille pour son pays qu’il servit avec enthousiasme et passion, sagesse et perspicacité. Doté de multiples talents et d’une aptitude naturelle à rassembler dans son sillage de multiples personnalités au service de grandes causes, cet amiral emblématique a traversé le siècle et ses épisodes stratégiques avec la curiosité de l’homme moderne, la confiance de l’homme de conviction et la modestie du serviteur. Ce patriote indéfectible fut d’abord un marin expérimenté et un ingénieur passionné d’avenir ; et aussi un humaniste, un pédagogue hors pair et un promoteur résolu de l’intelligence du monde. Pierre Lacoste incarnait la figure du militaire ardent comme de l’honnête homme du XXe siècle. Sa mémoire restera vive comme son sourire malicieux dans l’esprit de ceux qui l’ont approché.
On se souviendra de l’homme de cœur, du doyen accueillant à l’esprit vif, soucieux des plus jeunes qu’il savait écouter, encourager et promouvoir ; on aura aussi discerné en lui à la fois l’époux et le père attentif, le patriarche d’une grande famille et l’interlocuteur avisé et fidèle d’une multitude d’acteurs des différents cercles de pouvoir du monde qui le consultaient régulièrement.
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On peut imaginer que Pierre Lacoste, alors jeune parisien de 10 ans, vécut de près le désordre des émeutes de février 1934, préludes du Front populaire en 1936 et qu’il vit avec stupeur la Wehrmacht s’installer à Paris en juin 1940. Après l’invasion de la zone libre en novembre 1942, c’est en effet un étudiant résolu qui s’évade par le chemin hasardeux des Pyrénées et des camps espagnols pour gagner l’Afrique du Nord et s’engager pour la durée de la guerre ; ce qui est fait fin mai 1943, il a alors 19 ans. Et ce sera la Marine et l’École navale repliée alors à Casablanca. Formé rapidement au centre de Siroco, il va participer aux dernières opérations de la guerre comme aide-gabier sur le Sénégalais. Sa formation complétée à l’École navale et sur la Jeanne d’Arc, il arrive en Indochine à l’été 1947 à la division navale d’Extrême-Orient sur le CDT Delage ; un an après, il est affecté à la flottille amphibie d’Indochine Sud. Il va y commander les LCT 799 et 1104, il sera engagé avec la division navale d’assaut (Dinassaut 4) au début 1949 près de Vinh Long ; il s’y distinguera. Le jeune patriote est devenu marin.
C’est un combattant expérimenté de 25 ans à la formation maritime déjà complète qui revient s’embarquer à Brest comme instructeur de navigation et de manœuvre. Breveté Transmissions en 1953, il embarque sur l’escorteur d’escadre (EE) Surcouf en armement comme chef de service. Il a 30 ans. Suivent deux années à l’EMM rue Royale à la division TER (transmission écoute radar). C’est un ingénieur féru de technique qui y est appelé et qui repartira comme chef du service transmission-détection du cuirassé Jean Bart en 1957, puis comme officier en second du tout neuf escorteur rapide (ER) Le Savoyard, jusqu’à l’entrée à l’École de guerre navale en octobre 1959. Il est alors promu capitaine de corvette et part, à l’issue, en poste à terre dans les forces maritimes du Pacifique comme sous-chef d’état-major à Nouméa. Il est de retour à Toulon en 1962, comme commandant de l’ER Le Provençal dont il est l’un des premiers pachas. C’est à bord qu’il aura 40 ans. Vont suivre plus de trois années intenses à Paris comme professeur de tactique et de surface à l’École supérieure de guerre navale où son talent pédagogique, servi par sa curiosité technique et son expérience manœuvrière, va s’épanouir. Il commandera ensuite l’EE Jauréguiberry dans le Pacifique avant de rejoindre pour deux ans le Centre de prospective et d’évaluation, véritable pépinière de talents et de recherche de la défense, qui a préparé le Livre blanc fondateur de 1971 ; il y fera connaissance du général Lucien Poirier qu’il retrouvera plus tard. Il commandera ensuite à Brest l’EE Maillé-Brézé et la 8e division EE. Puis il rejoindra la DPMM comme chef du bureau officiers et sera, à 50 ans, l’adjoint mer du Centre des hautes études militaires puis le chef adjoint du cabinet militaire du ministre de la Défense, Yvon Bourges. Il aura connu les grandes étapes de la renaissance d’une Marine nationale engagée dans la guerre froide avec l’Alliance atlantique puis préparé celles du Plan bleu de 1972 et commandé quatre fois à la mer.
C’est ce marin de surface très complet qui est promu contre-amiral, commandant de l’École supérieure de guerre navale en septembre 1976. Deux générations de stagiaires bénéficieront de la parfaite maîtrise qu’il a acquise de la stratégie navale et de la réflexion militaire personnelle qu’il développe alors. Il exposera avec brio sa vision navale très structurée et sa perception de la guerre d’alors dans Stratégie navale, guerre ou dissuasion ? (Éditions Fernand Nathan, 1981). Le marin expérimenté, désormais officier général, est devenu une autorité militaire de référence et un stratégiste remarqué bien au-delà de la Marine.
Et c’est à ce profil performant qu’il doit de devenir le chef écouté du cabinet militaire du Premier ministre, Raymond Barre, jusqu’à l’été 1980 puis pendant deux ans le commandant respecté de l’Escadre de la Méditerranée. C’est aussi pour ces qualités qu’il est nommé, à 58 ans, à la Direction générale de la sécurité extérieure et promu amiral. Il le restera près de trois ans, avant que l’affaire Rainbow Warrior ne l’en démette. Il s’en expliquera pudiquement dans Un Amiral au secret (Éditions Flammarion, 1997). Sa loyauté militaire et son sens de l’intérêt du pays n’auront pas été mis en défaut dans cette haute responsabilité assumée avec fermeté et élégance. On le jugera alors naïf et pas assez retors, pas assez kaki aussi ; on dénoncera la cohérence de ses positions et le manque de concession fait à la raison d’État, mais ses hommes apprécieront son goût de la responsabilité et le respect qu’il portera à ses équipages. Son sens du service l’a tenu tout au long de sa vie à l’écart tant de la complaisance que du dénigrement à l’égard des responsables politiques dont il connaît mieux que d’autres les dilemmes, les contraintes et les biais. On retiendra aussi que c’est sous son mandat que la dimension économique et civile de la défense extérieure du pays se structurera de façon pratique et que des mesures fermes seront prises pour sauvegarder la liberté d’action du pays dans ce domaine.
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Commence alors pour Pierre Lacoste une nouvelle voie, plus ouverte encore, pour nourrir sa passion d’exposer, de débattre et de convaincre. Son engagement patriotique et sa réflexion militaire vont prendre une autre dimension avec la pratique de la démarche prospective associée à l’analyse logique des finalités : « englobant le passé, les “faits porteurs d’avenir” du présent et la préparation de l’avenir, elle permet d’exprimer clairement les interrogations fondamentales sur les finalités, les objectifs et les moyens de la politique de défense, notamment sur les armements nucléaires, la recherche et les budgets militaires ». Comme Lucien Poirier, il va inlassablement fréquenter les milieux universitaires et les instituts de recherche pour promouvoir la pensée stratégique et démultiplier les angles d’approche des vulnérabilités et des incertitudes qui engagent la sécurité du pays. Comme d’autres avant lui (Ailleret, Beaufre, Gallois, Poirier…), mais souvent de façon moins conceptuelle, plus pratique et opérationnelle, il va tenter de cerner en stratégiste les clés de la sûreté de la France en matière extérieure et intérieure, présidant pour celle-ci la Fondation pour les études de défense nationale, FEDN (1986) et créant pour celle-là l’association Civisme Défense Armée Nation, CIDAN (1999). Il sera l’un des premiers à étudier en détail la désinformation, à dénoncer la puissance des mafias (Les Mafias contre la démocratie, Éditions JC Lattès, 1992) et à aborder académiquement le renseignement (Approches françaises du renseignement, Éditions La Documentation française/FED, 1997 ; Le Renseignement à la française, Éditions Économica, 1998). Avec François Thual, il publiera Services secrets et géopolitique (Éditions Lavauzelle, 2001). Il animera à l’université de Marne-la-Vallée un séminaire fameux qui donnera enfin à la discipline du renseignement sa pleine dimension et facilitera l’ouverture de la DGSE sur le monde ouvert où elle a appris à se mouvoir aujourd’hui. Sa pensée claire et ses engagements pondérés et argumentés lui donneront un accès régulier à la grande presse nationale qui recherchera souvent ses avis et l’appui de son autorité. Il participera à de nombreux cercles de réflexion stratégique en France et à l’extérieur, et aura à cœur d’y développer ses idées et d’y introduire des successeurs. Il sera un auteur régulier de la Revue Défense Nationale à laquelle il confiera de nombreux travaux de réflexion. Dans une de ses dernières contributions (2014), il concluait ainsi : « Réduire l’incertitude, c’est bien souvent d’abord discerner des intérêts communs, éduquer à la confiance mutuelle et refuser ensemble l’inacceptable. » Tel était le vrai fond humaniste de sa large pensée stratégique. Jusqu’à la fin de sa vie, il restera un membre actif de la section Marine militaire de l’Académie de marine où il aimera partager ses convictions et élaborer ses analyses avec ses jeunes confrères. Il sera un infatigable promoteur d’une ambition maritime pour la France dans laquelle il verra le fondement essentiel d’une relance stratégique du pays.
Dans toutes ces activités si variées, il sera un stimulant attentionné pour tous ceux qui le consulteront et il exercera ainsi une fonction stratégique bien nécessaire qu’il laisse aujourd’hui vacante.
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Cet homme très complet, aux talents multiples, à la bonne humeur inaltérable et au charisme rare, ce chef admiré et aimé, à l’autorité incontestée et à l’énergie indomptable a terminé sa belle mission patriotique de militaire soucieux de son pays et de l’avenir. Il laisse un sillage fécond et cette belle image de militaire ardent et d’honnête homme du XXe siècle. Avec quelques autres, il a incarné au plus haut degré la fonction de stratégiste dont notre pays a plus que jamais besoin. Le pays l’a justement honoré de ses plus hautes distinctions.
16 janvier 2020