Foreword—Lessons Learned From the Gulf War
Avant-propos - La guerre du Golfe : retours d’expérience
En 1990, aux côtés de ses principaux alliés, la France participe à la guerre du Golfe. Pour les militaires engagés dans l’opération Daguet, cette guerre reste un moment emblématique : celui d’une bascule inattendue vers la haute intensité sur un théâtre inédit, au moment où disparaît brutalement la menace soviétique redoutée pendant des décennies en Centre-Europe. Les armées françaises se déploient alors avec des moyens d’une ampleur jamais atteinte depuis l’opération de Suez en 1956.
Le grand intérêt de ce dossier de la Revue Défense Nationale, préparé à partir des communications présentées lors du remarquable colloque organisé en juin dernier par le Service historique de la Défense, est de proposer une mise en perspective des enseignements de cette guerre, depuis les changements qui l’ont immédiatement suivie jusqu’aux éléments qui perdurent aujourd’hui. Trente ans plus tard, quel regard les armées françaises peuvent-elles porter sur ce qui s’apparente au dernier engagement de haute intensité des armées françaises ?
Au début des années 1990, le monde de la guerre froide a vécu : la confrontation Est-Ouest qui paralysait l’ONU a pris fin ; l’effondrement du bloc communiste a consacré la domination des États-Unis, forts d’une puissance militaire, économique et culturelle sans égale. Cette situation facilite grandement la constitution de la coalition qui intervient dans le Golfe : les trente-cinq États qui participent aux opérations Bouclier du Désert puis Tempête du Désert ne sont pas contraints par les logiques antérieures de bloc. La guerre du Golfe marque ainsi le coup d’envoi d’une période interventionniste (ex-Yougoslavie, Somalie, Cambodge, Rwanda, etc.) pour les armées occidentales. Dans ce monde nouveau, où les missions sont entreprises par des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, émerge progressivement la notion de continuum « paix-crise-guerre », sur laquelle vont s’appuyer les opérations extérieures des armées françaises.
Aujourd’hui, avec l’affaiblissement du multilatéralisme et de la régulation par le droit, nous entrons dans un nouveau cycle de conflictualité, caractérisé par le retour de stratégies de puissance et un recours largement désinhibé à la violence. Face à cette tendance de fond, nous devons revoir notre grille de lecture. Pour les armées, le continuum « paix-crise-guerre » n’est plus suffisamment pertinent pour appréhender la conflictualité dans toute sa complexité. Nous devons désormais envisager et préparer notre stratégie militaire à la lumière de trois notions étroitement intriquées : compétition, contestation et affrontement.
La guerre du Golfe propose également une nouvelle illustration d’un principe intangible : chaque individu est le produit d’une histoire personnelle, qui épouse souvent la grande histoire. En 1990, les chefs militaires américains (Colin Powell, Norman Schwarzkopf, Chuck Horner…), officiers de grand talent, appartiennent à une génération qui a combattu au Vietnam. Ils ont connu la fin frustrante de ce conflit épuisant et ont été confrontés aux conséquences d’une défaite militaire. En 1990, ils refusent de courir le moindre risque de voir la victoire leur échapper : face à la supposée quatrième armée du monde, ils obtiennent l’engagement de moyens écrasants, par le nombre comme par les capacités. La mise en œuvre du concept d’AirLand Battle, initialement développé pour contrer la supériorité du pacte de Varsovie en termes de masse, est aussi un moyen de s’assurer d’une victoire qui ne souffrira aucune discussion.
En France, les officiers qui arrivent aujourd’hui aux plus hautes responsabilités sont passés des engagements des « soldats de la paix » de l’ONU aux opérations de combat en Afghanistan, en Libye ou au Sahel. Ces dernières, d’une ampleur certes limitée, mais avec des niveaux de violence parfois extrêmes, ont profondément marqué cette génération. Alors que se profile le retour de la haute intensité, c’est un élément que nous devons garder en tête afin d’éviter la tentation des certitudes et l’aveuglement de l’expérience.
La maîtrise de l’art opératif par l’armée américaine est un autre point frappant. S’il y eut bien durant cette guerre une effarante disproportion des moyens et une impressionnante dissymétrie de puissance, il n’en demeure pas moins que les militaires américains ont parfaitement exécuté une manœuvre complexe, basée sur les principes de l’AirLand Battle. À l’issue de plusieurs semaines de campagne aérienne et d’une centaine d’heures d’offensive terrestre, ils ont remporté une victoire totale. Le but politique – libérer le Koweït – et l’objectif militaire – neutraliser la garde républicaine irakienne – étant clairement définis, il restait encore à mettre en œuvre cet « art simple et tout d’exécution » qu’est la guerre, selon la lumineuse formule de Napoléon.
La redoutable combinaison des effets observée au cours du conflit préfigure – sans atteindre son niveau de complexité – l’indispensable synchronisation de nos actions militaires dans les champs et les milieux de la conflictualité contemporaine. Sans nul doute, la complexité de l’art opératif s’est considérablement accrue et il nous faut y faire face avec détermination.
La guerre du Golfe a également mis en lumière un certain nombre de lacunes organisationnelles et capacitaires des armées françaises. Outre leur analyse fine, ce dossier dresse une description précise des mesures mises en œuvre pour pallier ces lacunes. S’il fallait n’en retenir que deux, la refonte de la fonction anticipation et l’interarmisation des structures de commandement pourraient être celles-là. La création de la Direction du renseignement militaire et celle de la Délégation aux affaires stratégiques répondent à cette exigence d’anticipation, cruellement mise en lumière par la surprise stratégique et le fait accompli que représenta l’invasion du Koweït. La transformation du Centre opérationnel des armées en Centre opérationnel interarmées (futur Centre de planification et de conduite des opérations) vise, elle, à interarmiser la chaîne de commandement, pour faire face aux exigences du combat moderne. La création de l’État-major interarmées de planification opérationnelle et celle du Commandement des opérations spéciales s’inscrivent également dans cette perspective.
Aujourd’hui, dans un monde plus complexe où les stratégies des acteurs sont moins lisibles, l’anticipation est une fonction toujours plus fondamentale. La conflictualité actuelle, mouvante et étendue, impose de faire preuve dans l’organisation du commandement d’une grande plasticité (l’organisation doit permettre l’adaptation) et d’une grande agilité (l’adaptation est rapide et efficace pour faire face aux circonstances). L’enjeu est crucial : ne pas livrer la prochaine guerre avec des structures et des outils adaptés à la précédente.
Enfin, la guerre du Golfe reste comme la première guerre « en direct ». Le contrôle presque absolu de l’image par l’armée américaine – et on peut y voir là encore les enseignements du Vietnam – se combine avec l’émergence de CNN, première chaîne d’information en continu. En termes de communication opérationnelle, le conflit est une référence.
Que nous en reste-t-il aujourd’hui ? Internet, les réseaux sociaux et l’exigence d’instantanéité ont bouleversé notre rapport à l’image et à l’information. Les manipulations qui visent régulièrement les opérations des armées françaises, entre autres, le montrent : la conflictualité s’épanouit aussi dans le champ informationnel, que nous devons investir sans appréhension, avec détermination et lucidité. L’enjeu est de s’imposer dans le champ des perceptions, notamment auprès des opinions publiques. Cela passe entre autres choses par une faculté à proposer d’emblée un récit sincère et convaincant, autour duquel nous coordonnons l’ensemble de nos actions, dans les champs matériels et immatériels.
Profondément ancré dans la culture militaire française, le retour d’expérience – le fameux Retex – est un réflexe indispensable et salutaire. Toutefois, sa véritable valeur tient à l’exploitation qui en est faite pour procéder aux adaptations nécessaires. C’est sans doute là la leçon la plus importante de ce dossier : plus que jamais, nous devons être capables de nous adapter sans attendre de passer au révélateur – potentiellement dramatique – d’un conflit de haute intensité. ♦