L'empire au miroir. Stratégies de puissance aux États-Unis et en Russie
Ce livre s’inscrit dans la meilleure tradition universitaire, alliant la rigueur de l’analyse et la précision des connaissances. Il offre une nouvelle perspective sur la tension présente entre les États-Unis et la Russie. En effet, au-delà des inévitables confrontations résultant d’intérêts géopolitiques contradictoires, il faut prendre en compte les représentations des acteurs. Celles-ci dépendent également des intellectuels et les groupes d’influence stratégiques qui se font les conseillers du prince : « néoconservateurs et néo-eurasistes ont au moins en commun de procéder à une réhabilitation d’une stratégie impériale » (p. 14).
Les trois auteurs, enseignants à Sciences-Po ou à l’Université de Genève, marient avec succès leurs compétences diverses, s’appuyant au maximum sur des sources primaires. Ce véritable travail collectif est la première tentative consistant à comparer les analyses des néoconservateurs américains et des néo-eurasistes russes.
Les auteurs se proposent d’abord de comprendre la construction historique de ces visions géopolitiques. La volonté de puissance présente chez ces deux groupes est méthodiquement analysée, de même que l’extension de leur influence dans le débat stratégique. Elle se traduit par un soutien à l’empire, dont les auteurs proposent une définition renouvelée : « L’empire se caractérise comme l’actualisation permanente par une communauté politique du récit de sa vocation historique ; ladite communauté épouse la contrainte d’une expansion indéfinie de sa domination sur un territoire toujours plus vaste assimilé au tout du monde, auquel elle impose la paix et propose de s’associer au projet de transformation du monde qu’elle apporte » (p. 96).
Puis les auteurs confrontent de manière systématique ces visions du monde à la géopolitique de l’Asie centrale et du monde musulman, à travers le prisme de la perception de l’islam des deux courants. Liant l’histoire, la géographie, les relations internationales et l’étude des idéologies, cette partie s’avère réellement innovante, soulignant notamment la place de la pensée du complot dans les deux idéologies. Le monde musulman constitue un enjeu stratégique pour les deux mouvements, les néoconservateurs en faisant « la zone stratégique majeure » (p. 145), tandis que les néo-eurasistes veulent « en faire des alliés naturels » (p. 154) contre l’hégémonisme américain. L’Asie centrale relève bien du « grand jeu » au moment où la Chine s’éveille dans la région, coopérant avec la Russie dans le cadre de l’Organisation de la coopération de Shanghai. Quant au Moyen-Orient, les cas de l’Afghanistan, de l’Irak, de l’Arabie Saoudite et de l’Iran fournissent des illustrations des différentes stratégies de puissance par rapport à aux enjeux de la politique énergétique et du terrorisme.
Au final, l’ouvrage gagne à être lu et relu au moment où la Russie entend marquer l’apparition d’un nouveau moment géopolitique suite à la guerre d’août 2008 dans le Caucase. Outre une bibliographie et un index, particulièrement utiles à tous ceux qui veulent approfondir le sujet, le livre offre une riche grille de lecture pour affronter la complexité de la politique mondiale. ♦