Présentation
Au tournant de la grande année 1989-1990 qui vit se produire de si formidables changements dans le monde, de nombreux interlocuteurs africains m’ont souvent recommandé de ne pas concentrer exclusivement notre attention sur la transformation qui était en cours en Europe de l’Est : un changement de même ampleur, disaient-ils, était en train de se produire en Afrique du Sud et valait qu’on s’y arrête, qu’on en prenne la mesure et qu’on en voie les conséquences. Ils avaient, en grande partie, raison.
Là-bas comme en Europe de l’Est, on assistait à la remise en cause du régime qui prévalait depuis des décennies. Là-bas comme en Europe de l’Est, l’événement survenait tout à coup provoquant sur la scène internationale un véritable choc, inattendu pour beaucoup, en particulier pour ceux qui n’avaient pas suivi, avec toute l’attention qu’il fallait, les secousses qui ébranlaient, ici et là, les pouvoirs en place, les évolutions profondes, les signes annonciateurs des failles qui allaient fissurer irrésistiblement la muraille des régimes communistes, ici, des régimes racistes, là, et qui annonçaient leur écroulement.
Mais là s’arrête, naturellement, la comparaison. À l’Est de l’Europe, les changements ont abouti à la disparition totale des régimes antérieurs, à l’instauration des pouvoirs nouveaux, à la réorientation radicale des politiques économiques et à l’instauration d’institutions nouvelles, même si c’est en tenant compte des particularités nationales et avec des équipes différentes ; en même temps, les données stratégiques et militaires, dans cette partie de l’Europe, changeaient du tout au tout. En Afrique du Sud, les évolutions sont loin d’être achevées et le changement est loin d’être complet. Réserve faite de trois jours de confusion violente mais brève en Roumanie, les révolutions de 1989-1990 se sont produites sans qu’un coup de fusil soit tiré. En Afrique du Sud, de graves désordres et de durs affrontements se prolongent. Par-dessus tout, l’essentiel n’y a pas encore été remis en cause, c’est-à-dire le refus du droit de vote à la majorité noire de la population, le maintien exclusif du pouvoir politique entre les mains de la seule communauté blanche.
Tout nous porte donc à faire de l’Afrique du Sud l’objet de notre attention : aussi bien l’ampleur extraordinaire des changements qui s’y sont produits que leur inachèvement et leurs prolongements en des épisodes dont l’aboutissement final, même s’il est prévisible, n’est pas encore connu. Tel est donc l’objet de cette soirée d’études. Trois aspects principaux en seront examinés ici : les données politiques des changements en Afrique du Sud, avec l’attitude des diverses communautés, les raisons qui ont provoqué chez elles des comportements nouveaux, en particulier de la part de la minorité blanche détentrice du pouvoir et si longtemps attachée à la défense acharnée de l’apartheid, avec aussi, naturellement, les questions que soulèvent la stratégie des mouvements politiques africains et les affrontements entre communautés noires ; l’avenir de l’économie sud-africaine sous le choc des sanctions décidées par la communauté internationale, sous celui aussi des événements récemment survenus et dans la perspective de ceux qui peuvent se produire ; le contexte stratégique de l’Afrique australe, où les événements des dernières décennies, des dernières années et des derniers mois — la décolonisation des anciennes possessions portugaises, l’émancipation politique de la Namibie après une très longue et dure lutte de libération, le combat pour ou contre le régime d’apartheid et son renversement — ont réagi les uns sur les autres pour donner naissance d’abord à de graves conflits et demain, en tout cas, à une situation nouvelle.
Nous en avons demandé l’analyse à M. Jacques Dupont, aujourd’hui ministre d’État de la principauté de Monaco mais jusqu’à une date très récente ambassadeur de France auprès de la république d’Afrique du Sud ; à M. Henry Castelnau, président de la section Afrique du Sud du Comité national des conseillers du commerce extérieur de la France ; au professeur Daniel Bach, chercheur du CNRS au Centre d’études d’Afrique noire de Bordeaux. Après leurs trois interventions nous en discuterons ensemble avant que la conclusion de nos travaux soit présentée par le professeur Pierre Dabezies, président de la Fondation pour les études de défense nationale, qui a organisé avec nous cette soirée d’études.
Depuis qu’a eu lieu cette soirée d’études, de nouveaux et importants développements sont venus confirmer l’évolution analysée dans les communications qu’on va lire. Les lois les plus caractéristiques de l’apartheid ont été abrogées à leur tour. Les révélations sur le financement occulte par le gouvernement sud-africain de l’organisation Inkatha ont justifié les accusations publiées depuis longtemps contre celle-ci par l’ANC dont l’autorité politique et morale a été renforcée d’autant.
Moyennant quoi, les deux mouvements noirs ont, malgré tout, conclu des accords de coopération, entravés cependant par de constants affrontements entre leurs militants. Enfin, et surtout, le président de Klerk et son gouvernement ont dû présenter un premier projet de réforme constitutionnelle tentant de concilier l’exercice du suffrage universel et l’autonomie des diverses communautés, mais sans entraîner l’adhésion du mouvement nationaliste noir et en suscitant l’opposition passionnée de la fraction la plus conservatrice de la minorité blanche. ♦