Discours de M. Édouard Balladur, Premier ministre, devant les auditeurs de la 46e Session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
La défense en questions
Vous voici, Mesdames et Messieurs les auditeurs, au terme de votre année d’information et de réflexion sur les questions de défense. En septembre dernier, il ne m’avait pas été possible d’ouvrir votre session comme le veut la tradition. À cette époque, la commission du Livre blanc sur la Défense poursuivait ses travaux et il m’avait paru opportun de ne pas les influencer en présentant ma propre analyse.
L’Institut des hautes études de défense nationale relève du Premier ministre. C’est pourquoi j’ai tenu à me rendre aujourd’hui devant vous, auditeurs et auditrices de la 46e session. Je ne vous redirai pas quelles sont les grandes orientations du gouvernement en matière de défense. Vous les connaissez grâce au Livre blanc adopté en février et à la loi de programmation militaire que le gouvernement vient de déposer au Parlement. En revanche vous m’avez posé un certain nombre de questions grâce auxquelles j’orienterai les réflexions que je vais vous livrer. Elles se regroupent en quatre thèmes principaux : la dissuasion, les organisations de défense, l’Europe et le Livre blanc.
La dissuasion nucléaire
Position de la France dans la négociation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires
Pour la première fois depuis l’apparition de l’arme nucléaire, un consensus est apparu au sein de la communauté internationale pour lancer la négociation d’un traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT).
La France s’est engagée à participer activement à la négociation d’un tel traité, à la condition qu’il soit universel et internationalement vérifiable. Elle a, dans le même temps, rappelé sa détermination à maintenir la crédibilité de sa stratégie de dissuasion qui est la clef de voûte de sa politique de défense. En effet, en indiquant le 4 juillet 1993 qu’elle était favorable à un traité d’interdiction complète des essais, la France a précisé qu’elle veillerait en même temps à ce que sa capacité de dissuasion soit préservée face aux progrès éventuels de la technologie. De même, au lendemain de l’essai chinois du 5 octobre 1993, la France a-t-elle indiqué que des mesures conservatoires étaient prises pour permettre à tout moment de décider d’une nouvelle campagne d’expérimentations et les instructions nécessaires ont été données.
Quant au Traité d’interdiction des essais, son objectif, tel qu’il a été fixé par la décision du 10 août de la Conférence du désarmement, est de « contribuer efficacement à la prévention de la prolifération des armes nucléaires sous tous ses aspects et au processus de désarmement nucléaire ». Cela a des incidences sur plusieurs éléments clés du traité.
Sur la nature même du traité : il ne s’agit en aucun cas d’envisager l’élimination des armes nucléaires, ou de chercher à porter atteinte au statut des puissances nucléaires. Toute dérive en ce sens rencontrerait l’opposition de la France.
Sur le forum de négociation qui doit être multilatéral pour impliquer d’emblée les pays dits « du seuil ». Il est très important que la Conférence du désarmement s’élargisse dès que possible, afin que tous les États du seuil y soient représentés.
Sur l’entrée en vigueur du traité : il ne peut entrer en vigueur après la ratification des seules puissances nucléaires ou d’un nombre donné de pays qui ne comprendrait pas les pays du seuil.
Sur la vérification : son objectif est de vérifier qu’aucun État n’a procédé à un essai nucléaire, ce qui suppose de mettre au point un régime capable de dissuader toute violation. À cette fin, un certain nombre de moyens de détection devront être mis en œuvre, parmi lesquels les moyens sismiques joueront un rôle essentiel.
Sur l’organisation chargée de la mise en œuvre du traité : il faudra en délimiter les pouvoirs ainsi que les fonctions. Il faudra déterminer quelle sera l’institution la mieux à même de remplir celles-ci.
Vous pouvez le constater : les questions que ce traité doit régler sont nombreuses et complexes. Elles doivent être étudiées avec sérieux et sans se fixer d’échéance arbitraire. Aucune obligation quelconque de délai ne pèse sur la conclusion d’un traité d’interdiction.
Nous refusons en particulier que la prorogation du TNP, lors de la conférence de mai 1995, dépende de la conclusion d’un CTBT. Nous serions, au contraire, prêts à établir un lien en sens inverse ; la décision qui sera prise sur le TNP en mai 1995 aura une incidence sur la poursuite de la négociation du CTBT. Un résultat positif marquerait la volonté de la communauté internationale d’empêcher la prolifération et nous stimulerait dans la poursuite de la négociation d’un CTBT. À l’inverse, un échec de la prorogation du TNP pourrait remettre en cause notre engagement en faveur d’un traité d’interdiction des essais.
Le TNP étant un des éléments essentiels du régime de non-prolifération, il doit être prorogé selon ses mérites propres et pour une durée indéfinie. Nous ne pouvons accepter que des conditions soient mises à cette prorogation, dès lors que le TNP est de l’intérêt de l’ensemble de la communauté internationale.
Les deux objectifs complémentaires de notre politique en matière d’essais nucléaires sont ainsi très clairs : le premier est de contribuer aux efforts qu’a entrepris la communauté internationale pour empêcher la prolifération et pour arrêter la course aux armements ; le deuxième est que notre pays dispose en toutes circonstances d’une force de dissuasion crédible et suffisante pour protéger ses intérêts vitaux. Cette nécessité a été réaffirmée dans le Livre blanc sur la Défense : la stratégie nucléaire de la France demeure la dissuasion. Notre conception de celle-ci continuera de se définir par la volonté et la capacité de faire redouter des dommages inacceptables et disproportionnés à tout adversaire, quels que soient ses moyens, qui s’en prendrait à nos intérêts vitaux.
Pour ce qui est de la reprise de nos essais nucléaires, la France n’a jamais accepté de lier la suspension de ses essais à la négociation d’un traité d’interdiction complète. Comme je l’ai déclaré le 13 octobre 1993 à l’Assemblée nationale, « nous ne souscrirons à aucune interdiction définitive des essais aussi longtemps que nous aurons le sentiment qu’ils sont indispensables à la crédibilité technique de notre force de dissuasion ». Une reprise éventuelle des essais en fonction de la situation internationale et du comportement des autres puissances nucléaires et notre implication dans la négociation ne sont donc nullement incompatibles.
Place de l’arme nucléaire française dans la défense européenne
Je vous rappelle les passages du Livre blanc consacrés à cette question : « Il n’y aura cependant de doctrine nucléaire européenne, de dissuasion européenne, que lorsqu’il y aura des intérêts vitaux européens, considérés comme tels par les Européens et compris comme tels par les autres. D’ici là, la France n’entend diluer les moyens de sa défense nationale en un tel domaine sous aucun prétexte » ; mais aussi : « Avec le nucléaire, l’autonomie de l’Europe en matière de défense est possible : sans lui elle est exclue ».
J’ajouterai deux observations : outre son rôle de dissuasion nationale, l’arme nucléaire française contribue, comme les forces britanniques, à la dissuasion globale de l’Alliance atlantique et de l’Europe, selon la déclaration du Conseil atlantique adoptée en 1974 à Ottawa et la plate-forme de La Haye adoptée par les ministres de l’UEO en 1987 ; les réflexions engagées avec la Grande-Bretagne s’inscrivent dans cette démarche très progressive. Ainsi le rapport rédigé par la commission mixte franco-britannique sur les questions de doctrine et de politique nucléaire (juillet 1993) établit-il qu’une dissuasion nucléaire européenne suppose une conception commune de la dissuasion, du rôle des armes nucléaires, des intérêts vitaux communs, et implique également un partage des risques et des responsabilités ainsi qu’une étroite coopération avec les États-Unis.
Les organisations de sécurité et de défense
Il serait aujourd’hui prématuré de définir une « architecture européenne de sécurité ». Cette notion, trop rigide, ne correspond pas au caractère évolutif de la situation sur notre continent. Les grandes lignes de la future organisation de la sécurité se dessinent néanmoins.
Les organisations incarnant la volonté de la communauté internationale demeurent essentielles à l’avènement d’une société internationale plus juste et plus stable. Seules elles sont habilitées à dire le droit et à décider de l’utilisation de la force. Je pense en premier lieu à l’Organisation des Nations unies et à son Conseil de sécurité, où la France siège comme membre permanent. Je pense également aux organisations régionales qui, au titre même du chapitre VIII de la Charte des Nations unies, ont des compétences dans ce domaine, en particulier la CSCE. Le rôle de cette dernière est aujourd’hui indispensable pour intégrer la Russie à l’Europe et assurer le contrôle de toute action de maintien de la paix dans la Communauté des États indépendants, lorsque les Nations unies ne décident pas d’agir elles-mêmes. En effet, toute opération de maintien de la paix en CEI comme ailleurs doit se fonder sur une décision politique que seul le Conseil de sécurité, voire la CSCE pour ce qui concerne l’Europe, ont la légitimité de prendre. La CSCE doit se renforcer de manière significative pour être en mesure de jouer pleinement son rôle.
L’Union européenne constitue à nos yeux un pôle essentiel pour la sécurité de notre continent. Elle avance résolument vers l’affirmation d’une Europe de la sécurité. L’UEO est désormais reconnue comme une composante de défense de l’Union.
En dehors des cas d’agression qui mettent en jeu la garantie principale du traité de l’Atlantique Nord, l’UEO doit pouvoir conduire une action militaire autonome des puissances européennes. À cette fin, il importe que les Européens disposent de capacités militaires propres, dont le corps européen est la première illustration. Cette initiative devrait être étendue et prolongée par la constitution d’autres unités multinationales, par le renforcement des capacités de planification de l’UEO et par des efforts particuliers dans les domaines clés du renseignement, des systèmes de commandement et de communication et des transports. L’affirmation de l’identité européenne de défense, enfin, sera facilitée par le recours de l’UEO à des moyens existants de l’Otan, sans que cette utilisation soit soumise à des conditions qui donneraient à une éventuelle intervention européenne un caractère subsidiaire.
Cependant, ne nous berçons pas d’illusions : l’émergence d’une véritable Europe de la défense prendra du temps ; elle sera progressive ; elle dépendra de l’effort de défense des États européens et de leur volonté politique. La France, pour sa part, entend prendre toutes ses responsabilités. Le Livre blanc sur la Défense — j’y reviendrai — a fixé nos objectifs à 15 ans. L’ambition européenne y figure en bonne place.
L’Alliance atlantique, organisation de défense collective et cadre de rengagement militaire américain, reste essentielle à la sécurité de notre continent. Elle doit s’adapter à ses nouvelles missions, principalement dans le domaine du maintien de la paix. Celles-ci imposent une adéquation permanente des dispositifs militaires aux objectifs politiques de chaque opération ou de chaque mission. L’Organisation militaire intégrée y est mal préparée. Le sommet de l’Alliance des 10 et 11 janvier à Bruxelles a insisté sur cette nécessaire souplesse des structures et des procédures de l’Otan.
La France participe à cette rénovation de l’Alliance conformément à des principes constants. Son indépendance et sa souveraineté nationales doivent être assurées en toutes circonstances ; elles sont la garantie que la France est en mesure de satisfaire ses obligations de solidarité au titre du traité de Washington.
L’identité européenne de défense et de sécurité doit s’affirmer aussi au sein de l’Alliance atlantique ; l’Union de l’Europe occidentale, pilier européen de l’Alliance, sera l’instrument privilégié de cette mutation.
La coordination entre les structures politiques et militaires des Alliés doit être renforcée dans les instances de concertation et de décision qui réunissent les seize pays membres. Des groupes de travail mixtes, où diplomates et militaires travaillent de concert, sont créés pour traiter à 16 des questions qui concernent l’adaptation de l’Alliance.
Enfin, l’Organisation militaire doit répondre à de nouveaux impératifs de souplesse, en particulier pour des missions autres que celles qui relèvent de l’article V du traité de l’Atlantique Nord et impliquent des forces de pays n’appartenant ni à la structure militaire intégrée, ni même à l’Alliance.
Ces évolutions ne modifient pas notre situation particulière au sein de l’Otan : les principes de 1966 continueront à guider nos relations avec l’Organisation militaire intégrée. Toutefois, tout en gardant sa place particulière dans l’Otan, notre pays voit son rôle s’accroître dans l’Alliance, à la mesure des nouvelles activités auxquelles il contribue très largement. La France y est d’autant plus préparée qu’est affirmée la primauté du Conseil atlantique, organe détenteur de la décision politique.
Comme l’affirme le Livre blanc sur la Défense, il est logique que la France participe aux réunions des instances de décision de l’Organisation, dès lors que l’engagement des forces françaises et nos intérêts sont en cause. La présence du ministre de la Défense au Conseil atlantique, outre celle du ministre des Affaires étrangères, celle du chef d’état-major des armées au Comité militaire, seront désormais décidées au cas par cas par décision conjointe du président de la République et du Premier ministre.
La construction européenne
Vers quelle Europe allons-nous ? Quel risque pour la France ?
Loin d’être un risque, la construction européenne est une chance pour notre pays qui en a plus que jamais besoin pour défendre ses intérêts commerciaux, asseoir la prospérité de son économie et, plus encore, consolider son influence dans le monde et renforcer la sécurité et la stabilité du continent européen.
Depuis les origines, la France est parmi les pays qui ont le plus œuvré en faveur de la construction européenne. Elle est l’un des pays fondateurs de la Communauté. Ses initiatives, seules ou conjointes avec celles de ses partenaires, de l’Allemagne en particulier, ont lancé tous ses développements. Les deux prochaines étapes sont l’élargissement à l’Autriche, la Suède, la Finlande et la Norvège, puis la conférence intergouvernementale de 1996.
Pour la première étape, les négociations sont achevées. Les traités d’adhésion doivent à présent être signés, puis ratifiés par les États membres et par les quatre candidats qui soumettront ces traités à référendum. L’élargissement de l’Union à ces quatre pays la renforcera. Plus riches que la moyenne communautaire, ces pays contribueront donc aux dépenses du budget européen. Ils s’ouvriront à nos exportations, agricoles notamment, et profiteront à la France.
Quant à la conférence intergouvernementale prévue en 1996 par le traité sur l’Union européenne, elle établira le cadre institutionnel des évolutions futures de l’Europe. La France entend jouer un rôle actif dans cette négociation. Elle refuse la perspective d’une dilution de l’Union européenne dans une vaste zone de libre-échange comme la mise en place d’un pouvoir technocratique. Construire une Europe politique forte, capable d’agir et de décider, qui affirme sa présence sur la scène internationale, une union d’États qui respecte la culture et l’histoire de chacun des pays membres, tel est notre objectif.
Vers quelle Europe allons-nous ? La réponse serait incomplète sans la mention des relations que l’Union européenne doit entretenir avec ses partenaires et voisins. L’ambition de la France est en effet que l’Union européenne, avec sa composante de défense de l’UEO, constitue le pôle autour duquel s’articulera l’architecture européenne. L’Union européenne doit s’élargir aux pays d’Europe centrale et orientale ; dans cette perspective, elle a décidé de faire de la stabilité en Europe centrale et orientale un axe essentiel de son action en concourant à l’élaboration d’un pacte de stabilité sur lequel je reviendrai. Parallèlement, l’Union européenne doit développer des relations privilégiées avec les pays méditerranéens, contribuer à leur stabilité politique et à leur progrès économique.
Paraît-il viable de mener de front approfondissement et élargissement de la construction ?
La question ne se pose pas en ces termes. L’approfondissement et l’élargissement doivent être conjoints, comme ce fut jusqu’à présent le cas. Ainsi, en 1986, l’adhésion de l’Espagne et du Portugal a-t-elle été suivie de l’entrée en vigueur de l’Acte unique ; il devra en aller de même à l’avenir. L’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale répond à la vocation de l’Union. Ces pays s’efforcent de respecter les règles de l’économie de marché. Notre intérêt est de préserver la stabilité sur l’ensemble de notre continent.
Cette Europe élargie sera évidemment différente de celle que nous avons connue, différente aussi de celle que nous connaissons aujourd’hui. Dans ce futur processus d’élargissement, la capacité de l’Union à décider et à agir doit être intacte. Aussi faudra-t-il procéder d’abord à une réforme substantielle des institutions.
Ne nous cachons pas les difficultés présentes. Des approches différentes s’affronteront de nouveau ; des politiques communes existent, d’autres se développent, favorisant ainsi chez chaque partenaire la conviction qu’il tire bénéfice lui aussi d’acquis liés à l’approfondissement de l’Europe. La France agira de sorte que, par le Conseil, elle préserve la capacité de l’Union à maîtriser son action et son avenir.
Comment maintenir la dynamique de la construction européenne ?
La construction européenne semble parfois hésitante ou chaotique, mais l’histoire de l’Europe a toujours progressé par crises plus ou moins longues.
L’Union dispose d’un cadre budgétaire suffisant jusqu’en 1999 pour le développement des politiques communes. Le traité sur l’Union européenne, entré en vigueur depuis le 1er novembre 1993, est applicable dans toutes ses composantes. L’Union a mené au succès la négociation du GATT ; elle a abouti à l’élargissement à la Suède, à la Norvège, à la Finlande et à l’Autriche, en reprenant tout l’acquis communautaire y compris les domaines « affaires intérieures et justice » et « politique étrangère et de sécurité commune ». Ces résultats montrent que « l’acquis européen » qui est le contenu concret de l’identité européenne et qui, par définition, satisfait aux exigences de la défense des intérêts nationaux, peut se développer sans affecter, bien au contraire, les sentiments d’identité respectifs.
La construction européenne ne saurait se limiter aux négociations des gouvernements des États membres : elle requerra de plus en plus l’adhésion de l’opinion publique. Aussi, pour se fortifier, devra-t-elle à la fois respecter l’identité nationale et être plus proche des citoyens.
Le pacte de solidarité avec les pays de l’Est. Rôle militaire de la France
Cette question appelle quelques clarifications. L’exercice dont j’ai pris l’initiative il y a un peu plus d’un an ne consiste pas à créer un pacte militaire qui garantisse par des engagements de défense la sécurité des pays d’Europe centrale. Ce débat relève de l’Otan ou de l’UEO dans la perspective de leurs élargissements éventuels. Le pacte de stabilité, projet que l’Union européenne a désormais repris à son compte, est d’une tout autre nature ; il sera l’aboutissement d’un processus de diplomatie préventive lancé à Paris les 26 et 27 mai.
Un an après la formulation de cette initiative, deux acquis principaux sont à prendre en compte : le premier me semble être le fait que les douze membres de l’Union européenne se soient mobilisés pour estimer que la stabilité des pays d’Europe centrale, qui les rejoindront un jour, constituait une priorité ; le projet de pacte de stabilité est ainsi au premier rang des actions de la politique étrangère et de sécurité commune ; l’Union européenne a pris conscience de ses responsabilités ; le second acquis réside dans le fait que les vraies questions ont été posées. La réponse diplomatique à un problème est traditionnellement de créer une institution ou de publier une longue déclaration. Cette fois-ci, il a été décidé d’intervenir à la source même en cherchant à résoudre, par des mesures pragmatiques, les questions de minorités ou de frontières. L’exemple yougoslave, qui montre les dangers de difficultés laissées en suspens et non résolues, est probablement présent à l’esprit de chacun.
Au terme du processus, quel sera le contenu du pacte ? Il regroupera l’ensemble des accords bilatéraux ou régionaux de bon voisinage que les principaux pays concernés auront conclus, j’entends ceux qui ont vocation à rejoindre l’Union européenne.
Pas une des difficultés que l’on perçoit dans les relations de bon voisinage ne devra être laissée à elle-même. Un tel pari ne peut se prendre sans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne. Ces accords formeront le socle de la stabilité en Europe centrale. Tous les pays participant à la conférence, et en particulier l’Union européenne, y apporteront leur garantie politique.
Comment parvenir à ce résultat ? Par une impulsion politique forte et par une organisation souple des négociations. L’impulsion a été donnée par l’Union européenne, qui prendra toutes ses responsabilités pour faciliter le rapprochement avec des pays ayant vocation à la rejoindre, mais elle ne saurait accueillir en son sein des États où subsisteraient des ferments de division ou de conflit avec leurs voisins.
La souplesse dans l’organisation des négociations est nécessaire, vu la sensibilité des sujets abordés. Les gouvernements des pays concernés ne souhaitent pas nécessairement que les négociations sur les problèmes de leurs minorités se déroulent sur la place publique internationale ou intérieure. Il ne s’agit en aucun cas d’imposer des solutions de l’extérieur. L’important est l’obligation de résultat.
Concrètement, des réunions de négociations pourront avoir lieu en présence d’un modérateur si les parties le demandent. Les mécanismes des institutions déjà existantes devront contribuer au déroulement de ces négociations. Je pense en particulier à la CSCE qui devra être étroitement associée à ce projet et qui sera dépositaire du pacte après sa conclusion.
En résumé, cette initiative poursuit deux objectifs essentiels : affirmer le rôle et les responsabilités de l’Union européenne sur notre continent ; assurer la stabilité aux abords immédiats de l’Union européenne et dans la perspective de son élargissement.
Questions sur le Livre blanc
Le service national
Le gouvernement a opté pour le développement d’une armée mixte, formée de professionnels et d’appelés ; il s’en est expliqué dans le Livre blanc. Vous doutez de la pertinence de ce choix en arguant de l’insuffisance démographique et de la difficulté qu’il y a à envoyer les appelés en missions extérieures.
L’évolution de la démographie n’est pas un obstacle au maintien de la forme actuelle du service militaire jusqu’en 2010. La chute de la natalité enregistrée depuis le milieu des années 70 se traduira certes par une diminution des effectifs à partir de 1995, et à cet horizon, le nombre des jeunes gens incorporables oscillera entre 260 et 280 000 par an. Cependant, le besoin des armées baissera aussi et devrait être de l’ordre de 225 000 appelés ; il correspondra au niveau des ressources escomptées. Les autres formes civiles du service national — qui concernent environ 30 000 hommes aujourd’hui — seront également satisfaites, voire légèrement augmentées.
Pour ce qui est de l’emploi des appelés volontaires pour les engagements extérieurs, je ferai d’abord remarquer que, malgré la forte pression des deux années passées qui nous ont vus, à un certain moment, mettre 10 000 hommes au service de l’ONU, le nombre des appelés volontaires a toujours été très supérieur à la demande. Aussi complexe que soit la mise en œuvre de ce volontariat, il a toujours parfaitement répondu à ses missions et nous a valu l’éloge de la communauté internationale.
Sur le plan légal, l’article L 70 du Code du service national donne toute latitude au gouvernement en indiquant qu’en temps de paix les appelés qui sont volontaires peuvent être affectés à des unités ou des formations stationnées hors d’Europe et hors des départements et des territoires d’outre-mer. Cette condition de volontariat ne nous a pas gênés dans les années passées. Il n’est donc pas nécessaire de modifier les conditions d’engagement des appelés dans les opérations extérieures.
Cela étant, les circonstances peuvent changer et on peut effectivement se poser la question du passage à une armée entièrement professionnalisée. La réalisation d’une « armée de métier » pose trois questions fondamentales : celle du nombre de personnels militaires nécessaires, celle du coût et celle enfin de la cohérence du format retenu avec les missions.
En ce qui concerne le personnel, si l’on supprimait la conscription, le besoin en militaires du rang serait de 48 000 hommes par an. Or, l’exemple du Royaume-Uni est éloquent sur ce point : avec une population comparable à la nôtre et en dépit d’une politique particulièrement volontariste, le Royaume-Uni parvient difficilement à recruter 28 000 militaires par an.
L’évaluation du coût de la professionnalisation est particulièrement complexe, mais un élément objectif et incontestable pèserait d’emblée sur les finances publiques : la différence de rémunération et des charges sociales entre un appelé et un engagé ; l’écart est de un à dix. Ainsi un calcul rapide, supposant une diminution des effectifs de 20 % jointe à une professionnalisation totale, conduit à un surcoût annuel, en régime de croisière, de 20 à 25 milliards de francs. Dès lors, sauf à augmenter le budget consacré à la défense et la part du prélèvement sur la richesse nationale, la suppression de la conscription entraînerait une réduction sévère du format des armées. On imagine sans peine quelles en seraient les conséquences sur l’aménagement du territoire.
Toutefois la vraie question est alors de savoir si une armée de métier est apte à satisfaire aux obligations de la défense et aux ambitions de la France. Je ne le crois pas. La France a des ambitions et des responsabilités loin de ses frontières — protection des départements et territoires d’outre-mer, accords de défense et de coopération avec des pays amis, notamment des pays d’Afrique, continent où nous jouons un rôle particulier et exemplaire — qui exigent un format supérieur. Par ailleurs, elle met ses armées au service de valeurs universelles et son action en faveur de la paix et du droit international, conforme à sa vocation historique, lui impose de disposer d’un instrument militaire cohérent et plus important que celui de son voisin britannique.
À court et à moyen terme donc, les armées ne peuvent se passer de la conscription et nous ne pouvons qu’améliorer le système d’armée mixte qui a déjà commencé à se mettre en place, comme le Livre blanc l’a amplement démontré.
Cependant, ce système d’armée n’est certainement pas destiné à être immuable. Le gouvernement a pris des options pour l’horizon visible de 15 ans. Qu’au-delà de cette échéance, le système évolue encore, dans un sens ou dans un autre, est fort probable. Quant à connaître les modalités de cette évolution, il me paraît plus sage de mener d’abord à terme la loi de programmation déposée devant le Parlement avant d’imaginer les évolutions futures.
Compatibilité du Livre blanc avec la nécessaire réduction des déficits publics
Si le budget de l’État doit financer l’ensemble des dépenses, il n’y a pas moins entre celles-ci des différences de nature. Parce qu’elles garantissent la sécurité de la France et de sa population, parce qu’elles permettent à notre pays d’assumer ses responsabilités au sein de la communauté internationale, les dépenses de défense ont toujours fait l’objet d’une analyse et d’un traitement particulier. Cette spécificité apparaît nettement dans l’examen de l’effort financier consenti par la nation depuis plus d’une trentaine d’années, dont la constance mérite d’être soulignée.
La situation internationale justifie une vigilance particulière en matière de défense. Le Livre blanc a mis en évidence les défis, les menaces et les enjeux auxquels se trouvera confrontée la France des quinze prochaines années. La nécessité de maintenir la qualité de notre dispositif de défense y a été clairement exprimée, de même que les orientations qu’il faut donner à l’équipement de nos armées.
Des raisons d’ordre technique imposent également que les dépenses militaires s’inscrivent dans une vision de long terme. Liés à des processus de recherche, de développement et de fabrication s’étalant sur plusieurs décennies, les programmes d’équipement de nos forces se situent dans un cadre pluriannuel qui dépasse celui qu’on envisage concernant la réduction du déficit budgétaire.
Des raisons d’ordre social, technologique, industriel ne faisaient qu’accroître encore la nécessité d’inscrire l’effort de défense dans la durée. L’industrie de défense tient en effet une place essentielle dans le développement des hautes technologies dont la France possède aujourd’hui la maîtrise. Cette industrie doit être renforcée dans ses atouts pour pouvoir jouer un rôle charnière dans la construction d’une Europe de la défense. Les quelque 300 000 emplois directs qu’elle représente, les 5 000 PME qu’elle fait travailler, obligent le gouvernement, dans les circonstances actuelles, à des mesures de soutien et de préservation.
Depuis la chute du mur de Berlin, la plupart de nos partenaires de l’Alliance atlantique ont restreint de manière significative leurs ressources consacrées à la défense. Au contraire, le gouvernement français, malgré les difficultés économiques et budgétaires actuelles, a souhaité traduire rapidement dans la programmation militaire les objectifs assignés par le Livre blanc.
Entre les objectifs les plus ambitieux de celui-ci et les choix économiques de nos partenaires occidentaux qui tirent dès maintenant les « dividendes de la paix », le gouvernement a choisi de privilégier le réalisme et le pragmatisme : le premier en prévoyant un léger accroissement en volume de ses dépenses militaires et en poursuivant la fabrication des matériels déjà développés à un moment où les crises qui agitent l’Europe incitent à une plus grande vigilance ; le second en programmant un effort supplémentaire en faveur de l’équipement militaire et le lancement de nouveaux programmes si la reprise de la croissance économique le permet.
Il n’en demeure pas moins que le ministère de la Défense, qui devra réduire ses effectifs de 30 400 personnes en 6 ans, participe également à l’effort de rigueur engagé par l’administration dans son ensemble.
Ces orientations ne sont pas incompatibles avec la loi quinquennale de redressement des finances publiques. Au contraire, ce dernier est la condition du maintien sur le long terme de notre effort de défense.
La défense économique
L’État est souvent sollicité dans notre pays, surtout en période de crise ; dans le même temps des voix s’élèvent de toutes parts pour dire qu’il en fait trop.
Il est des préoccupations que ni l’initiative privée ni le marché ne prennent spontanément en considération et pour lesquelles il est fait appel à l’État. Il en est ainsi de l’aménagement du territoire, de la solidarité sociale, de l’enseignement et de la recherche, des grands équipements et des services publics. Toutes ces fonctions sont importantes, mais si la puissance publique le décide et la société l’accepte, elles peuvent être « assurées » à des degrés divers par le secteur privé. Vous savez qu’en ces domaines la France a fait le choix de marier la liberté d’initiative et l’impulsion forte de l’État.
Il y a en revanche des responsabilités que l’État ne peut laisser à l’initiative privée : ce sont celles que les citoyens lui ont confiées justement parce qu’ils ne peuvent les exercer eux-mêmes. Ces fonctions régaliennes sont la police, la justice et, ce qui nous ramène à la question, la défense, c’est-à-dire la capacité de préserver la sécurité des citoyens, leur vie, leurs valeurs et les principes auxquels ils sont attachés. Ces fonctions ont naturellement une dimension économique en raison de leur coût notamment, mais aussi des contraintes qu’elles peuvent imposer aux opérateurs économiques ; mais l’état de l’économie, à son tour, a une incidence sur la capacité de l’État à les assumer.
La relation entre l’économie et la défense est donc complexe. Au-delà de ce lien qui incite, s’il en était besoin, à réunir les conditions d’une croissance aussi forte et régulière que possible, l’évolution des techniques, la tendance à l’abrogation des réglementations et la part croissante des échanges avec l’extérieur doivent être accompagnées d’une adaptation permanente des moyens en matière de défense économique. Deux exemples permettent d’illustrer la nécessité de cette adaptation.
La facilité de circulation des personnes, des capitaux, des produits crée de nouvelles vulnérabilités : le trafic de drogue, le blanchiment d’argent d’origine criminelle, la prolifération des produits qui servent à fabriquer des armes de destruction massive en sont quelques exemples. L’État doit se doter d’instruments nouveaux et renforcer les moyens de lutte contre ces fléaux.
Les techniques nécessaires à la fabrication des systèmes d’armes qui gagnent les guerres sont de plus en plus développées par le secteur civil (il en est ainsi par exemple des techniques de télécommunication, de l’information, des matériaux), c’est-à-dire que leur développement est financé par les marchés de consommation. On comprend que nos grands compétiteurs veuillent pénétrer toujours davantage le marché de l’Union européenne, le plus gros marché de consommation au monde ; nous l’avons déjà ouvert beaucoup plus que nos compétiteurs n’ont ouvert les leurs ; il faut maintenant parvenir à des règles du jeu plus équitables et obtenir que s’ouvrent de la même façon les autres marchés. Enfin, il faut faire en sorte que les industries françaises et européennes maîtrisent certaines techniques particulièrement critiques.
La défense économique doit être articulée avec la construction européenne. Dès lors que la sécurité du pays est en jeu, l’État peut prendre les mesures autonomes qui s’écartent des règles du Marché commun ; mais, compte tenu de l’intégration économique, de telles mesures seront de moins en moins efficaces. Les États devront coopérer au sein de l’Union européenne conformément à la politique extérieure et de sécurité commune qui a dans ses objectifs le « renforcement de la sécurité de l’Union et de ses États membres sous toutes ses formes ».
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Mesdames et Messieurs les auditeurs, pour terminer, je voudrais vous dire toute ma satisfaction de vous voir consacrer beaucoup de votre temps à la réflexion sur notre sécurité et notre défense malgré vos obligations professionnelles. Je vous en remercie et vous encourage à poursuivre ces travaux au sein de l’Association des anciens auditeurs de l’Institut. ♦