Discours de M. Édouard Balladur, Premier ministre, devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 8 septembre 1994.
La politique de défense : essentielle et permanente
Il m’est particulièrement agréable de venir traiter avec vous aujourd’hui des questions de sécurité et de défense.
La diversité dans l’origine des auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale — qu’ils viennent de l’administration, des armées, des entreprises, des syndicats, de la presse ou encore d’autres secteurs d’activité — est à l’image du consentement qui prévaut en France sur les questions de défense depuis l’avènement de la Ve République. Ayons conscience de l’atout que constitue ce consentement général pour notre pays. Veillons à le préserver. Par les travaux que vous allez mener dans les prochains mois, par les enseignements que vous en tirerez pour la suite de votre vie professionnelle, vous y contribuerez activement. Il s’agit à mes yeux de l’un des intérêts essentiels de l’IHEDN.
Je souhaiterais aujourd’hui vous faire part de quelques réflexions que m’inspirent les questions de défense, un an et demi après la constitution du gouvernement. Le thème de la défense, a été très présent dans l’action du gouvernement au cours de ces dix-huit mois, soit parce que l’évolution du monde exigeait une analyse en profondeur des nouvelles conditions de notre sécurité, soit parce que l’actualité — je pense en particulier à la crise yougoslave ou au Rwanda — nous conduisait à engager des moyens militaires en dehors de notre territoire.
Vous avez certainement pris connaissance du Livre blanc sur la Défense publié au mois de février dernier. J’ai eu l’occasion de rendre hommage au travail remarquable qui a été mené à ma demande sous l’autorité du ministre d’État, ministre de la Défense. C’est en se fondant sur les conclusions de ce rapport, et après la tenue d’un Conseil de défense présidé par le président de la République, que le gouvernement a élaboré une loi de programmation militaire sur six ans, adoptée par le Parlement au printemps dernier. Cette loi permet à notre politique de défense de s’inscrire dans la durée et de disposer de références précises d’ici la fin du siècle, alors que depuis trois ans une telle perspective budgétaire faisait défaut. Sans reprendre le détail de ces textes, permettez-moi de dégager quelques idées directrices qui s’imposeront à notre pays dans les prochaines années.
En premier lieu je souhaiterais que chacun ait bien conscience dans notre pays que le besoin de défense reste pleinement d’actualité. Pendant quarante ans les systèmes de défense occidentaux ont été conçus pour faire face à une menace directe qui venait de l’Est de notre continent. Les bouleversements à l’Est ont conduit certains à estimer que l’effort de défense devait désormais se relâcher. Ne versons pas dans ce travers : les crises que nous connaissons de par le monde et au sein même de notre continent, les risques de la prolifération qui se développent, le terrorisme qui persiste, toutes ces évolutions montrent que la menace s’est modifiée, s’est diversifiée, mais qu’elle n’a pas disparu. Il importe d’être prêt à y faire face, si besoin par nos propres moyens. Le Livre blanc sur la Défense met à juste titre l’accent sur la dimension européenne de notre sécurité et sur la nécessité croissante de pouvoir travailler en coopération avec nos partenaires dans ce domaine. J’y reviendrai, car c’est l’une de nos principales ambitions dans les années à venir.
Cependant, il est également des moments où la France, seule, doit pouvoir faire face à ses responsabilités internationales. Il ne sert de rien, alors, d’afficher de nobles principes si l’on n’a pas les moyens de les mettre en œuvre. Sans les forces armées dont elle dispose, sans le courage de ses soldats, la France n’aurait pas pu jouer le rôle qu’elle a joué en ex-Yougoslavie, au Cambodge, ou plus récemment au Rwanda.
La loi de programmation militaire prévoit un effort exceptionnel en faveur des forces armées françaises, dont le budget d’équipement connaîtra une progression de 0,5 % par an en volume pour les six prochaines années. La plupart de nos programmes majeurs pourront ainsi être poursuivis et des crédits d’études seront maintenus afin d’offrir aux générations futures des options satisfaisantes, car l’armement a ceci de particulier qu’il doit être conçu, développé et produit en série sur plusieurs décennies. Ainsi notre appareil de défense sera-t-il prêt à faire face à ses nouvelles missions, l’accent étant mis sur le développement de notre capacité à déployer rapidement des forces d’intervention loin de nos frontières.
Malgré les impératifs de rigueur budgétaire qui s’imposent à tous les services de l’État, y compris aux plus essentiels, je puis vous assurer que la politique de défense de notre pays disposera de tous les moyens dont elle aura besoin. L’audience internationale d’un pays se mesure à sa capacité d’entraîner ses partenaires à ses côtés sur la scène internationale ; mais cette force d’entraînement est bien faible s’il ne dispose pas des moyens et de la volonté politique d’agir par lui-même.
Dissuasion nucléaire et défense des intérêts vitaux
Ce qui vaut sur la scène internationale, vaut a fortiori pour la défense de notre territoire car il faut se rappeler que la mission première des armées est d’assurer la défense des intérêts vitaux et stratégiques de la France. En cette année de commémoration de la Libération, souvenons-nous qu’une France militairement faible fut une France asservie. C’est bien avec la mémoire de l’histoire que le général de Gaulle a décidé de doter la France de l’arme nucléaire qui constitue la garantie ultime de sa sécurité.
On peut également imaginer des situations plus complexes. Si, au cours d’une crise se déroulant loin de notre sol, un adversaire menaçait des intérêts français à l’aide de moyens de destruction massive, la dissuasion nucléaire trouverait-elle à s’appliquer ? Ce serait au chef de l’État d’en juger, et à lui seul. Comme l’a rappelé le président de la République, la dissuasion française concerne les intérêts vitaux de notre pays. La définition précise de ceux-ci relève de son appréciation, lui qui est, aux termes de notre Constitution, garant de l’intégrité du territoire, de l’indépendance nationale et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
Nous devons nous garder d’enfermer la définition de notre stratégie nucléaire dans des qualificatifs étroits qui ne recouvriraient pas la variété des situations dans lesquelles la dissuasion pourrait être amenée à jouer. C’est pourquoi la nouvelle loi de programmation militaire souligne la nécessité de dissuader toute agression d’où qu’elle vienne et retient une diversité de scénarios possibles. Cette approche qui rend compte de ce que la France ne se connaît pas d’ennemi déclaré est pleinement conforme à la stratégie conçue par le général de Gaulle. Que l’on me comprenne bien : il ne s’agit en aucun cas pour notre pays de diluer les fondements de sa stratégie. La dissuasion française, je le répète, ne couvre que nos intérêts vitaux. Nous nous refusons à envisager toute dérive vers ce que l’on appelle une « stratégie d’emploi » des armes nucléaires ou vers la notion d’armes de bataille nucléaires. La nature même de celles-ci les rend par essence différentes des armes classiques. Elle démontre le caractère fallacieux de la notion de « dissuasion conventionnelle ». Pour toutes ces raisons le gouvernement a pris les mesures techniques et budgétaires nécessaires pour préparer l’avenir de notre force de dissuasion. J’estime que c’est l’un des acquis les plus précieux de la Ve République. Soyez assurés qu’il sera préservé et adapté aux impératifs de l’heure.
La loi de programmation militaire prévoit également l’évolution des effectifs de nos armées pour les prochaines années, ce qui est une innovation et permet une approche cohérente de notre effort de défense. À l’horizon du siècle, notre défense devrait être forte de près de 580 000 hommes et femmes, au sein desquels les appelés continueront d’incarner la participation de la nation tout entière à son effort de sécurité. La conscription trouve en effet son fondement et sa justification dans le service des armes pour la défense de la nation. C’est à ce prix que le service militaire remplira sa fonction, aujourd’hui plus nécessaire que jamais, d’intégration et de cohésion sociales. Cela suppose que soient remplies plusieurs conditions indispensables. Tout d’abord, il faut que les tâches confiées aux jeunes appelés leur permettent de tenir pleinement leur place, au sein des unités combattantes comme dans l’environnement des forces. Je rappellerai simplement ici que 40 % des forces engagées dans les Balkans et le tiers des équipages de notre marine nationale sont constitués d’appelés. Cela suppose que ceux-ci se voient confier des responsabilités réelles, d’encadrement ou fonctionnelles.
Ce service, pleinement militaire, n’exclut pas que les forces armées puissent contribuer à favoriser l’accès des jeunes au monde du travail, à aider les plus défavorisés, parfois en voie d’exclusion, à s’insérer dans notre société. Les armées, il faut le rappeler, sont un formidable moyen de formation ; à côté de disciplines militaires, elles développent nombre de compétences qui trouvent une application directe dans une activité professionnelle civile ; une véritable complémentarité doit, dès lors, émerger.
Le service national peut enfin être l’occasion de faire participer des jeunes à des actions qui contribuent à la défense du pays au sens le plus large de l’ordonnance de 1959, ou qui expriment une forme de solidarité envers les plus défavorisés. L’utilité de ces formes civiles du service national n’est pas contestable. Celles-ci peuvent trouver leur place à côté du service militaire. Pour autant, le rapport que m’a remis M. Marsaud le montre bien : dans leur état actuel, elles présentent certains défauts qui mettent en cause l’égalité devant le service national. Une plus grande rigueur dans la définition des tâches confiées à ces jeunes appelés et un contrôle accru des organismes qui les accueillent, une véritable transparence dans les procédures de sélection et d’affectation, enfin un contrôle effectif des modalités d’exécution de ces formes civiles sont nécessaires. Une fois cette remise en ordre effectuée, nous pourrons envisager leur développement mesuré. J’ai demandé au ministre de la Défense de mettre en œuvre d’ici la fin de l’année les orientations que je viens de vous décrire.
Un Livre blanc sur l’Europe de la défense
Capable, si nécessaire, d’agir par ses propres moyens, la France n’en doit pas moins chercher à agir en coopération avec ses alliés et partenaires aussi souvent que possible, et tout d’abord en Europe, entre Européens, parce que nous partageons un certain nombre d’ambitions et de préoccupations communes en matière de sécurité. Nous agirons d’autant mieux ensemble que nous aurons développé une analyse commune des nouvelles conditions de sécurité de notre continent. Certains travaux ont déjà été entrepris au sein de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne et, dans son prolongement, par l’UEO. Ils doivent être approfondis.
Je propose que nous donnions une nouvelle dimension à cette réflexion en y faisant progressivement participer les pays d’Europe centrale et orientale associés à l’UEO qui ont désormais pleinement leur place dans notre environnement de sécurité. Les nouveaux impératifs de la sécurité européenne, les nouvelles conditions de l’équilibre stratégique de notre continent pourraient être définis en commun. Un véritable Livre blanc sur la sécurité européenne pourrait être élaboré, en vue d’être soumis à un Conseil européen auquel seraient conviés les chefs d’État et de gouvernement des pays d’Europe centrale et orientale concernés. L’élaboration de ce Livre blanc serait une première manifestation des solidarités nouvelles qui existent entre les pays de l’Union européenne et leurs voisins immédiats.
J’ai pu mesurer, en me rendant en Pologne ou en recevant les dirigeants de ces pays, combien leur attente était grande et légitime en ce domaine. J’ai pu également mesurer combien la voix de la France y était entendue. Vous pourrez vous-mêmes le constater, puisque vous vous rendrez dans ces pays au cours de votre session. Alors que le processus de la conférence sur la stabilité connaît des progrès importants et que ces pays font un effort réel pour trouver des solutions durables aux questions de bon voisinage qui subsistent entre eux, le moment me semble venu de les associer plus complètement à ce nouveau dessein européen. Cela ne devra pas empêcher les pays européens qui sont déjà engagés dans des coopérations opérationnelles, notamment au sein de l’UEO, d’aller de l’avant dans le domaine de la défense proprement dit. Il faut en effet que la nécessité politique d’associer sans attendre les pays d’Europe centrale et orientale à la définition d’un corps de doctrine commun pour la sécurité, n’entrave pas ceux qui le peuvent — et qui le veulent — dans la poursuite des projets de coopération militaire qu’ils ont déjà engagés. Deux sujets pourraient en particulier faire l’objet d’une coopération plus étroite entre les membres de l’UEO : celui des forces et celui de l’observation par satellite.
Plusieurs coopérations originales se sont développées entre forces armées ces dernières années. C’est en premier lieu le cas du corps européen, fondé par la France et l’Allemagne, auquel se sont joints depuis quelques mois la Belgique, le Luxembourg et l’Espagne. Les récentes décisions de la Cour constitutionnelle allemande sur les possibilités d’intervention de l’armée allemande hors d’Europe ouvrent à cette coopération des perspectives plus vastes. D’autres projets de forces multinationales européennes sont en gestation, avec nos partenaires italiens et espagnols dans le domaine de l’action rapide ou, de manière plus embryonnaire, avec notre partenaire britannique dans le domaine aérien. Tout en gardant leur souplesse et leur spécificité à ces coopérations, il serait utile de réfléchir aux moyens de faire agir ces forces ensemble si nécessaire.
Les responsables européens doivent pouvoir mobiliser, en fonction de leurs intérêts propres, des ressources communes dans le domaine du commandement et du contrôle interarmées, du renseignement, du transport et de la logistique, indispensables aux opérations modernes. Ces moyens de la défense commune sont inséparables du projet politique européen qui nous anime. Là encore, l’expérience yougoslave ou l’exemple rwandais montrent que l’Europe aurait gagné à pouvoir mobiliser ses forces de manière plus cohérente et solidaire. Certes, il s’agit d’abord de volonté politique, mais l’habitude du travail en commun entre les armées peut également faciliter la décision des gouvernements.
En observant la liste des pays que j’ai mentionnés, vous constaterez que l’on retrouve à peu près l’ensemble des membres de l’UEO. Cette organisation paraît ainsi, par la garantie de sécurité de son traité fondateur comme par l’effort de ses membres, constituer le noyau central d’une future Europe de la défense. Le moment venu, au terme d’une préparation sérieuse, on pourrait envisager de réunir les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’UEO afin de confirmer la haute valeur politique du projet de défense européen et lui donner une impulsion nouvelle.
Dans un premier temps, les Européens pourraient se fixer comme objectif d’être en mesure d’intervenir ensemble à bref délai en cas de besoin humanitaire de par le monde. Je souhaite la définition d’une véritable politique humanitaire commune de l’Union européenne qui fait aujourd’hui défaut. En complément, l’UEO pourrait étudier les moyens de coordonner l’action des armées et de mobiliser les ressources des pays membres en cas de crise humanitaire. Une cellule de planification existe déjà au sein de l’UEO, mais l’expérience du Rwanda montre qu’elle n’est pas encore suffisamment préparée à faire face à de telles situations lorsqu’elles surviennent soudainement. L’accent devra en effet être mis sur la rapidité d’intervention qui est un facteur essentiel de la solution aux crises humanitaires.
L’observation satellitaire est un autre domaine dans lequel les pays européens auraient intérêt à mobiliser leurs efforts car il est clair, en termes budgétaires notamment, que l’aboutissement des programmes spatiaux nouveaux passe par la coopération, essentiellement entre Européens. C’est à la fois une nécessité et une vertu, l’espace apportant à la construction de l’Europe de la défense un terrain particulièrement favorable. Nous avons lancé le programme Hélios avec l’Italie et l’Espagne. Des coopérations s’amorcent avec l’Allemagne et j’espère d’autres partenaires, pour Hélios II et dans le domaine de l’observation spatiale par radar. Dans un contexte résolument multilatéral, à l’UEO, le centre d’interprétation des images satellites de Torrejon, montre la voie ; il va dès l’année prochaine bénéficier de l’imagerie des satellites Hélios. Il importe désormais d’aller plus loin, en envisageant la réalisation d’un véritable système d’observation spatial : les Européens en ont les capacités technologiques, ils en ont les moyens financiers. La décision a été prise au mois de mai dernier par les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l’UEO d’étudier la réalisation d’un tel projet. Je souhaite que cette décision soit pleinement mise en œuvre dans les années qui viennent, car l’information précise, la surveillance des situations et de leurs évolutions en temps réel, sont devenues des éléments essentiels de la prévention et de la gestion des crises modernes. Je compte beaucoup sur la structure de coopération bilatérale créée avec l’Allemagne pour donner les impulsions nécessaires à ces projets. J’ajoute que le gouvernement a prévu les moyens budgétaires nécessaires pour que la France dispose en tout état de cause de son propre système d’observation spatial grâce aux programmes Hélios.
Industrie d’armement et coopération
Au-delà du spatial, c’est l’ensemble de notre industrie d’armement qui doit prendre en compte les perspectives de coopérations internationales.
La crédibilité de notre système de défense suppose en effet une politique audacieuse dans ce domaine, visant à maintenir la technologie française au niveau d’excellence qu’elle a atteint dans de nombreux domaines — ce qui implique de réserver une part importante à la recherche et au développement — tout en accroissant sa productivité. Des vastes mouvements d’alliance ou de regroupement d’entreprises européennes sont nécessaires pour donner à l’industrie française et européenne la capacité d’affronter une compétition internationale de plus en plus âpre, au moment où les budgets de défense sont en récession de par le monde.
Un renforcement de la coopération internationale est indispensable car, tout en préservant les impératifs de la souveraineté nationale, il faut avoir conscience que la France ne pourra pas, à l’avenir, maintenir à elle seule l’ensemble des technologies et matériels militaires. Dans de nombreux domaines, le développement de notre compétence et de notre compétitivité passera par des coopérations internationales ambitieuses, tout particulièrement entre Européens. L’Europe de la défense est également nécessaire pour l’industrie d’armement. La coopération engagée en la matière entre les pays membres de l’UEO doit être intensifiée. Le projet d’agence lancé au dernier sommet franco-allemand de Mulhouse y contribuera activement, de même que l’objectif de standardisation des équipements du corps européen. De nombreux autres projets bilatéraux ou multilatéraux pourront renforcer cette approche.
Agir conjointement avec nos alliés, c’est également agir avec nos alliés d’outre-Atlantique, dont cette année anniversaire nous a rappelé l’importance pour la sécurité du continent. Le lien de solidarité et la communauté de valeurs sur lesquels est fondée l’Alliance atlantique gardent toute leur force. Il faut préserver leur vitalité. Pour autant, l’Alliance n’est pas omnicompétente. Elle ne doit pas empêcher les Européens d’exister en tant que tels en son sein, ni d’agir seuls s’ils en ont la volonté et la capacité, mais il faut prévoir les modalités permettant à tous les alliés d’opérer ensemble lorsque les États-Unis ou le Canada souhaitent intervenir aux côtés des Européens. Dans ce cas, il est naturel que la coopération s’établisse au sein de l’Otan. C’est ainsi que l’organisation des opérations aériennes en Bosnie s’est faite, en application de la décision du Conseil de sécurité, dès lors que des avions américains y participaient activement. De même l’Alliance atlantique aura-t-elle un rôle important à jouer sous l’autorité des Nations unies si l’on parvient à mettre en œuvre un plan de paix dans l’ex-Yougoslavie avec la participation américaine. Il s’agit ainsi d’étudier les meilleurs moyens de travailler ensemble dans le domaine de la défense lorsque nous avons à agir ensemble.
Cette volonté de coopération de la France ne sera pleinement profitable qu’à deux conditions : que la réforme entreprise par l’Alliance atlantique, en particulier dans le domaine du maintien de la paix qui ne peut pas utiliser les mécanismes habituels de la structure intégrée, soit mise en œuvre suivant les lignes définies de façon constructive par le sommet de l’Alliance au mois de janvier dernier ; mais il faut aussi qu’il existe une véritable volonté des États de s’engager ensemble le moment venu. Les coopérations militaires, les arrangements institutionnels, aussi perfectionnés soient-ils, ne pallieront jamais le manque de volonté lorsqu’il s’agit de décider l’envoi de ses propres soldats pour défendre la paix et la liberté au péril de leur vie. Ce moment de vérité peut se présenter à l’Europe comme à l’Alliance atlantique. C’est à ce moment-là qu’une nation se montre digne des valeurs de la Charte des Nations unies qu’elle s’est engagée à défendre et des traités d’alliance qu’elle a conclus.
Enfin, s’agissant des forums de coopération multilatéraux en matière de sécurité, il faut souligner l’importance des enceintes paneuropéennes telle que la CSCE, ou, dans le domaine plus opérationnel, le partenariat pour la paix. Vous connaissez en particulier l’attachement de la France à la CSCE, dont le rôle en diplomatie préventive pourra être renforcé par la mise en œuvre du pacte de stabilité. Ces enceintes trouvent un intérêt grandissant alors que nous souhaitons maintenir l’implication des États-Unis sur notre continent et faire de la Russie un véritable partenaire dans ces domaines.
La lutte contre la prolifération nucléaire
Permettez-moi de revenir sur un thème qui a gagné en importance dans nos préoccupations de sécurité au cours des dernières années. Je veux parler des risques de prolifération des armes dites de destruction massive, et en particulier des armes nucléaires. Les développements intervenus en Corée du Nord depuis quelques mois illustrent la nécessité d’une politique sans concession à l’égard des tentatives de prolifération nucléaire qui risquent de déstabiliser l’ordre international et de porter atteinte à nos intérêts nationaux.
L’équilibre auquel est parvenue la société internationale en ce qui concerne la dissuasion doit être préservé. L’existence de cette dernière a probablement été l’un des facteurs essentiels ayant permis d’éviter un conflit mondial au cours de la guerre froide. Les circonstances ont changé, mais deux exigences demeurent : préserver la dissuasion qui reste un facteur de stabilité essentiel dans le monde ; elle est la pierre angulaire de tout le système de défense français ; on ne peut, comme disent les spécialistes, « désinventer » le nucléaire ; empêcher la prolifération nucléaire qui bouleverserait cet équilibre et créerait une crise majeure. C’est pourquoi la France mobilise ses efforts pour obtenir la prorogation du traité de non-prolifération au mois de mai prochain, pour une durée indéfinie et sans condition préalable. Nos partenaires européens ont également conscience de l’importance d’obtenir cette prorogation du TNP. Ainsi l’Union européenne a-t-elle retenu la lutte contre la prolifération comme l’un des premiers thèmes de sa politique étrangère et de sécurité commune. Pour autant, les pays non nucléaires doivent être rassurés sur leur sécurité. Il est légitime qu’ils soient assurés que la communauté internationale, et au premier chef le Conseil de sécurité des Nations unies, réagiraient immédiatement conformément aux obligations de la Charte dans l’hypothèse où ils seraient agressés ou menacés de l’être avec l’arme nucléaire.
La négociation d’un traité d’interdiction complète des essais a par ailleurs été engagée au début de l’année. La France participe activement à son élaboration, dont les différents aspects techniques doivent être soigneusement étudiés. Ce traité doit apporter une contribution importante à l’effort de non-prolifération et doit, pour cela, être universel et vérifiable. Il s’ajoutera et complétera le dispositif prévu par le TNP, mais sa conclusion ne peut en aucun cas être considérée comme un préalable à la prorogation de celui-ci.
Au-delà du TNP et des mécanismes de contrôle technique qu’il prévoit par l’Agence internationale pour l’énergie atomique, le problème de la prolifération doit être considéré sur un plan politique plus élevé, comme une menace à la sécurité internationale relevant de la compétence du Conseil de sécurité. La déclaration de celui-ci, réuni en session extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement le 31 janvier 1992, marque sur ce sujet une étape importante. Je souhaite que le Conseil de sécurité des Nations unies poursuive dans cette voie et soit davantage impliqué dans la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, afin de pouvoir intervenir suffisamment en amont sur des sujets dont l’enjeu politique dépasse les débats d’experts.
J’ai, en accord avec le président de la République, demandé au ministre des Affaires étrangères de saisir prochainement nos principaux partenaires à cette fin. Il paraît nécessaire que le Conseil de sécurité dispose directement de moyens d’évaluation du renseignement et d’expertise dans les domaines des armes de destruction massive, lorsque nécessaire. Le cas de l’Irak, et de la création d’une commission spéciale pour l’application de la Résolution 687 du Conseil de sécurité, a montré l’efficacité de telles procédures. Il pourrait également être envisagé de désigner un responsable permanent de haut niveau auprès du secrétaire général des Nations unies, chargé d’établir un rapport annuel sur l’état de la prolifération des armes de destruction massive dans le monde, qu’il s’agisse des armes nucléaires, biologiques ou chimiques. Chaque année, le Conseil de sécurité pourrait se réunir en session ministérielle pour prendre acte de ce rapport et adopter le cas échéant les mesures qui s’imposent.
Nous devons parallèlement faire un effort sur le plan national afin de renforcer encore nos capacités à lutter contre la prolifération. Je souhaite que les services français responsables de ces questions dans les différents ministères et auprès de moi resserrent les rangs pour rechercher la meilleure efficacité dans l’exploitation du renseignement, dans les prises de décision et dans le contrôle de leur exécution. Il ne s’agit pas nécessairement de créer de nouvelles structures, mais les différentes instances concernées doivent se mobiliser afin de pouvoir prendre en compte de manière cohérente tous les risques, nucléaire, chimique, mais aussi biologique et balistique. L’administration travaille actuellement, à ma demande, à la définition d’une politique de non-prolifération qui concilie l’efficacité de notre action dans ce domaine et celle de notre stratégie de défense, en particulier concernant le nucléaire.
Défense et politique extérieure
En conclusion de ces quelques réflexions, je souhaiterais appeler votre attention sur deux évolutions marquantes du traitement des questions de sécurité et de défense au cours des dernières années.
La première tendance fait ressortir l’imbrication grandissante entre les aspects diplomatiques et militaires de l’action extérieure de notre pays. Chacun connaît la formule de Clausewitz, selon laquelle la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens. Tout en ayant le même objectif, il en découle que l’action armée et la diplomatie sont toutefois clairement distinctes. Cette logique, qui continue de prévaloir dans les situations de guerre ouverte entre deux ennemis, ne s’applique pas à la plupart des crises dans lesquelles la France est aujourd’hui impliquée. Les actions de maintien de la paix conduisent à mobiliser, à la fois et dans le même temps, les talents de la diplomatie et la force des armes. Cette évolution a été prise en compte par les organisations internationales. C’est le cas des Nations unies, dont les mécanismes de décisions politiques efficaces doivent être complétés par des capacités opérationnelles accrues. C’est, en sens inverse, le cas de l’Otan qui dispose d’une structure militaire opérationnelle, mais qui doit s’adapter afin de mieux prendre en compte la dimension politique des actions de maintien de la paix relevant de ses nouvelles missions.
Sur un plan national, j’ai également pris la mesure de l’intérêt d’assurer une synthèse permanente des dimensions politiques et militaires de notre action extérieure. C’est ainsi que je réunis chaque semaine, à titre préparatoire, les ministres des Affaires étrangères et de la Défense, ainsi que les autres ministres concernés et le chef d’état-major des armées, afin d’assurer le suivi des crises internationales dans lesquelles la France est impliquée. Une réunion identique se tient le lendemain autour du président de la République et permet d’arrêter les décisions indispensables. Cette procédure a permis d’opérer dans les meilleurs délais les choix délicats qu’imposaient des situations extrêmement complexes et mouvantes. Je pense en particulier à notre action en ex-Yougoslavie et au Rwanda. L’administration française devra avoir le souci de conjuguer les approches diplomatiques et militaires, comme elle le fait déjà, en réfléchissant aux meilleurs moyens d’en assurer en permanence la synthèse.
La seconde évolution a trait au retour du réalisme sur la scène internationale. La fin de la guerre froide a mis un terme aux conflits d’idéologies par la faillite pure et simple de l’idéologie socialiste soviétique. Parallèlement, les débats institutionnels théoriques que l’on connaissait sur le rôle respectif des différentes organisations de défense sont peu à peu passés au second plan. Les prétendues rivalités entre les démarches atlantiques et européennes paraissent dépassées. On en revient aujourd’hui à la réalité des relations internationales, à ce que le général de Gaulle avait toujours perçu comme étant l’essentiel : les États, leur spécificité, leur capacité et leur volonté d’agir. Vous en mesurerez l’importance puisque l’un des thèmes centraux de vos travaux porte sur l’interdépendance des États ; mais qui dit interdépendance évoque immédiatement l’Europe de la défense : elle aussi doit devenir une réalité, car elle correspond à une nécessité.
C’est en prenant en compte cette réalité que l’on peut définir une véritable politique extérieure, que l’on peut mettre en œuvre des coopérations internationales solides qui ne reposent pas sur des déclarations sans suite. C’est par là que l’on peut assurer à la France la place qui lui revient dans le monde. Dans la poursuite de cette ambition qui est la préoccupation constante du gouvernement, la politique de défense joue un rôle essentiel. Pour être menée à bien, celle-ci a besoin de la volonté des gouvernants et du soutien de la représentation nationale : ni l’une ni l’autre ne fait défaut. Elle a également besoin que le pays dans son ensemble se sente impliqué dans cet effort, que chaque citoyen soit conscient que la défense du pays le concerne directement. En cela votre participation aux travaux de l’IHEDN joue un rôle important ; vos réflexions au cours de cette session apporteront une contribution utile au débat national sur cette question. Je vous en remercie. ♦