Ce que nous devons défendre
Ce que nous devons défendre à l’heure présente, c’est le sol même de la France. « Elle est riche notre terre ; et c’est bien pour cela qu’ils veulent nous la prendre », me disait un paysan qui quittait son village, le jour de la mobilisation. Doux jardin de France, dont les Alpes et les Pyrénées sont la clôture, dont la Méditerranée et l’océan sont les eaux vives, dont nos grands fleuves sont les allées, comme tu es riche en effet ; et comme tu es beau ! Nulle part, le vin n’est plus savoureux, ou le blé plus dur ; nulle part, des productions plus variées ne se rassemblent dans un espace plus étroit. Les régions les plus diverses, de l’Alsace à la Bretagne, des Flandres à la Gascogne, se sont fondues dans ton harmonieuse unité. Quand on revient du « Nouveau Monde », quand on débarque dans l’un de tes ports pour gagner Paris, et qu’on retrouve ce parfait damier dont chaque case est une prairie, un champ, un bois, un village d’où s’élève un clocher, on est ému de voir inscrite, sur la face de la terre, la preuve de cette parfaite union de l’homme et du sol. Printemps, où êtes-vous plus tendres que sous le ciel léger de l’Île-de-France ? Où répandez-vous une plus pure lumière, étés, que dans notre Provence, toute bruissante du chant des cigales ? Ou êtes-vous plus mélancoliques et plus graves, automnes, que sous les chênes de Fontainebleau ?
En te parcourant, on feuillette l’histoire. Nous avons commencé si tôt le travail de notre civilisation ; nous avons mené, déjà, tant de luttes pour notre vie ; nous avons bâti tant de remparts, tant d’églises, tant de châteaux ; nous avons, pour parer nos demeures, conçu et exécuté tant de chefs-d’œuvre ; notre effort créateur s’est poursuivi d’âge en âge avec une telle obstination, qu’il n’y a point chez nous de région, de ville, de bourgade, de hameau qui ne soient comme les pièces éparses d’un immense trésor, surgissant du passé et toujours vivant. Il arrive que nos laboureurs, poussant leur charrue, heurtent du soc les tombeaux millénaires de nos lointains ancêtres ; d’immenses continents étaient encore vides, et d’autres ne nourrissaient que des hordes barbares, que déjà Notre-Dame de Paris captait dans ses rosaces le reflet des clartés éternelles ; point de siècle en jachère, chez nous, point de siècle vide : chacun comporte une abondance de réussites, de luttes, de défaites, de reprises, de victoires, et se compose comme une épopée de souvenirs. Vous traversez un col, et c’est Roncevaux ; un village, et c’est Domremy ; un défilé, et c’est Valmy ; un paysage de collines et de forêts au pied d’une forteresse, et c’est Verdun.
Extrémité de l’Europe, et sa pointe la plus avancée ; lieu d’arrivée des envahisseurs venus du Nord, en même temps que l’objet de leurs convoitises ; proie trop tentante pour n’être pas toujours désirée, nous l’avons défendue bien des fois, notre terre de France. Elle a été menacée, attaquée, entamée même ; et voici que de nouveau la grande épreuve est venue. Une longue tradition de danger et de gloire, et notre amour, nous assurent que nous saurons la soutenir.
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Ce que nous devons défendre, c’est le caractère unique de notre vie.
Elle était si douce et si facile, qu’à peine nous en sentions le prix ; et aujourd’hui seulement, avec nostalgie, nous comprenons ce qu’elle avait d’heureux. Elle était abondante et copieuse : un étranger écrivait avec raison, naguère, qu’en France un homme du peuple faisait deux fois par jour le repas qu’en d’autres pays on faisait une fois par an, lors de la fête du bourg. Et cet étranger était frappé de voir, dans nos villes, partout des marchés bien fournis, des comptoirs bien garnis, voire trop bien ; et chez nos paysans, poulaillers et clapiers largement habités, fruits dans le cellier, vin dans la cave ; sans parler de ces gourmandises locales et de ces produits savoureux qu’on trouvait dans chaque région. Il y avait, hélas ! des pauvres et des chômeurs : mais ceux-ci, moins nombreux qu’en aucun lieu du monde. C’était une vie où le labeur avait sa place, mais s’accommodait avec le loisir : si justement prisé, si finement goûté, qu’il semblait être d’une qualité spéciale, et donner un avant-goût du bonheur. Dieu, qui nous permettait de ne pas succomber à la peine, et de ne pas sacrifier au labeur et au gain nos nuits après nos jours ; qui nous laissait le temps de nous asseoir aux terrasses des cafés pour regarder passer les gens, qui tolérait nos longues causeries, nos flâneries aimables ; qui nous favorisait de spectacles sans pareils, comme serait à dire celui d’une partie de boules dans le Midi : Dieu n’avait-il pas avec nous quelque complicité secrète ? Dieu n’était-il pas Français ?
Vie qui n’était pas frivole, malgré certaines apparences, et qui, sous ses dehors aimables, cachait une psychologie décidée : le sens de la liberté individuelle et la volonté de la préserver. Oui, c’est nous qui résistions, dans la mesure du possible, au mécanisme envahissant qui risquait de transformer la terre en une vaste prison, et qui refusions de devenir les anneaux fatigués d’une immense chaîne. C’est de chez nous qu’est partie la protestation la plus clairvoyante et la plus vive contre les méthodes qui, pour obtenir le maximum de rendement, sacrifiaient non seulement l’originalité, mais l’indépendance des créatures humaines, transformées en outils. Pareillement : ce n’est pas chez nous qu’on a jamais encensé l’idole de la race, qu’on a jamais admis l’idée de diviser le monde en deux classes : l’une possédant par privilège de naissance toutes les supériorités, ayant a priori toutes les vertus, conquérante, dominatrice et souveraine ; l’autre, vil troupeau d’êtres inférieurs, condamnée à obéir. Pareillement : c’est chez nous qu’on avait le droit de tout dire, de tout écrire, de tout oser ; et si cette attitude entraînait quelque danger dans son excès même, elle comportait aussi de la dignité et de la noblesse, puisqu’elle supposait l’indépendance totale de l’esprit. Ce n’était pas chez nous qu’on condamnait les gens sans les entendre, qu’on les emprisonnait sans les avoir jugés, qu’on les envoyait dans des camps de concentration suivant le bon plaisir du maître, et qu’au besoin on les assassinait dans les rues pour cette simple raison qu’ils n’étaient pas du parti du plus fort.
Les Français sont des hommes libres, non pas des esclaves, et c’est cette liberté que nous devons défendre. Si, pour un temps, nos Bourguignons doivent quitter leurs vignes, nos Beaucerons leurs champs moissonnés, et s’ils sont redevenus soldats, c’est afin qu’eux-mêmes, c’est afin que leurs fils n’aient pas à presser leurs grappes et à rentrer leur blé au profit d’un ennemi qui ferait d’eux des esclaves. Si, pour un temps, le commerçant a abandonné sa boutique, c’est afin que lui-même, c’est afin que son fils n’ait pas à vendre la soie ou la laine au profit d’un ennemi qui ferait d’eux des esclaves. Si le mécanicien a dû abandonner son garage, et le menuisier son établi, c’est afin qu’ils puissent, au retour, continuer à agir et à penser suivant leur foi, et non pas en esclaves. Si toute notre nation n’est plus qu’un immense camp d’hommes d’armes, c’est pour sauvegarder son âme éprise de liberté.
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Cet examen de conscience, qui a rencontré d’abord des valeurs instructives, aussi naturelles à l’homme qui protège sa patrie contre l’envahisseur qu’à l’oiseau qui protège son nid ; qui a constaté ensuite la présence d’autres valeurs, engageant en elles-mêmes non seulement un caractère, des habitudes, des mœurs, mais une certaine conception de la vie, doit dégager maintenant des données plus profondes, qui sont exclusivement de l’ordre intellectuel et moral. Lesquelles, défendant notre tradition et notre être, lesquelles défendons-nous ?
Nous n’avons pas, certes, toute perfection ; nos lacunes, nos défauts, nous avons l’habitude de les reconnaître d’un cœur si sincère qu’il nous arrive quelquefois de les exagérer à plaisir ; inversement, les mérites particuliers qui sont le privilège de tel ou tel peuple, celui-ci plus artiste, cet autre plus concret et plus voisin du réel, cet autre encore plus efficace et plus pratique, nous ne songeons pas à les nier, et nous les accordons sans discuter. Dans la grande harmonie des Nations, détruite aujourd’hui malgré nous, nous savons bien que chaque voix possède son timbre unique et doit chanter sa partie. Car nous ne sommes ni des pharisiens, ni des jaloux.
Ceci dit, nous avons conscience de remplir, dans la vie des esprits et des âmes, une fonction qui nous revient en propre. Si, par quelque affreuse hypothèse, nous ne savions pas nous défendre ; si nos ennemis réussissaient à faire de nous, comme ils le désirent, des vaincus abâtardis, disparaîtraient du même coup des qualités de mesure et d’équilibre, d’élégance et de finesse, de goût et d’esprit, qui sont une des parures de la civilisation. Disparaîtrait cette âme qui, dans ses manifestations diverses – grâce d’une robe ou d’un chapeau, ordonnance d’un repas, harmonie d’un ameublement, aimable perspective d’un jardin ; ou bien, à un degré supérieur, divine simplicité souriante d’un La Fontaine, peintures capiteuses d’un Watteau, musique d’un Debussy, où les sons se trouvent être si voisins des idées – fait de l’intelligence un art, et presque une vertu.
Encore n’est-ce point là notre rôle essentiel. Dans le chaos du réel, dans l’incohérente multiplicité des faits qui tendraient à opprimer ou à dissoudre la conscience, nous maintenons, comme une vive flamme, notre puissance de clarté. Nous aimons l’ordre, c’est notre passion ; nous aimons la logique, c’est presque notre manie. Heureuse manie, et tous les jours plus nécessaire dans un monde où le désordre et l’illogisme tendent à devenir la loi ! Au lieu de nous abandonner au flux et au reflux de la vie, de nous anéantir voluptueusement dans l’océan des choses, d’ériger en dogme philosophique la mobilité, le changement, et la contradiction, nous professons une foi invincible dans la raison dominatrice. Qui a proposé une sûre méthode pour bien conduire l’esprit, pour aborder les difficultés par ordre, pour les résoudre en les analysant, sinon notre Descartes ? Qui a dressé la carte de l’âme humaine, qui a conduit le lecteur à travers ses détours, sinon notre Montaigne ? Qui a su résister au vertige des abîmes infinis, et posant le problème religieux dans ses termes définitifs, a fondé l’apologétique sur la psychologie ? Qui a étudié notre cœur avec tant de minutie et tant de force que nos passions obscures ont été décelées pour toujours, sinon nos classiques ? Et quand après eux sont venus nos philosophes, et qu’ils ont cherché une devise qui symbolisât leur effort, leur ambition, leurs réussites, ils ont trouvé celle-ci : les lumières.
Ce n’est pas tout. D’où vient que les guerres de religion ont pris chez nous un caractère si particulièrement acharné, qu’elles nous ont mis tout près de notre perte ? Qu’au cours de notre histoire, tant de théories politiques, économiques, sociales se sont sans cesse opposées ? Que nos partis se sont déchirés si âprement ? D’où vient ce fait plus étonnant encore, que notre patrie soit à la fois celle de Bossuet et de Bayle, de Voltaire et de Chateaubriand ? À la fois celle qui a inspiré les Croisades et qui a fait la Révolution ? C’est que nous voulons régler notre conduite sur des principes que nous ayons nous-mêmes examinés, critiqués, jugés ; c’est qu’ayant choisi en toute indépendance et en toute bonne foi, nous voulons les répandre ; c’est que rien ne nous est plus cher que la vérité. Nation non point de sceptiques, mais de prosélytes ; Nation de missionnaires, toujours prêts à partir pour aller prêcher notre foi, nous estimons que ni les intérêts, ni les affections, ne doivent nous retenir, lorsqu’il s’agit de faire triompher une idée qui nous a semblé conforme à la justice. Notre littérature est comme imprégnée du souci d’aborder les questions que pose la vie, de les étudier, de les creuser, et de leur donner des réponses qui commandent l’action. Notre conduite est celle d’hommes qui croient dans la puissance et dans le triomphe du vrai.
Or, aujourd’hui même, en face de nous, s’est élaborée, s’est traduite dans les faits, une doctrine qui ne tend à rien de moins qu’à la perversion du vrai dans le monde. Il n’y a pas de vérité, disent hautement ceux qui osent professer cette doctrine ; seule la force compte. Les opinions, les croyances, les principes, se fabriquent et se forgent ; soit qu’on s’en serve pour conduire la masse là où veulent la mener ses maîtres, soit qu’on les utilise pour empoisonner l’âme des adversaires, comme les gaz toxiques empoisonnent leurs poumons, les idées n’ont pas de valeur en soi, et ne sont jamais qu’un instrument de domination. Il suffit de répéter un mensonge, de le répéter tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, et tous les instants, pour l’enfoncer dans l’esprit de la masse imbécile, et pour lui faire perdre son caractère de mensonge. Sottise que la distinction du bien et du mal ; ce n’est plus [sur] ce plan-là qu’il faut raisonner, mais [sur] le plan du succès et de l’insuccès. Les traités signés, les alliances jurées, ne comptent plus ; vous pouvez baser votre politique sur la destruction d’une idéologie que vous déclarez néfaste, et vous unir aussitôt à ceux que vous aviez juré d’exterminer à cause d’elle. Peu importe ; et vous n’avez même pas à rougir de cette trahison, puisque le mot trahison, n’a aucun sens : ce n’est qu’un moyen, qui n’est ni pire ni meilleur qu’un autre ; un moyen d’arriver au but. Le but est la victoire de la race élue qui doit s’établir sur la ruine du monde.
Cette théorie, qui s’est manifestée dans Mein Kampf, qui, à partir de 1933, a été celle du nazisme, et qui, maintenant, trouve dans les services de la propagande allemande son horrible perfection, révolte, à travers le monde, tous les esprits qui ont gardé confiance dans la dignité humaine, et qui pensent que si nous nous distinguons de l’animalité pure, c’est par notre recherche constante du bien et du vrai. L’admettre, ce serait admettre du même coup la faillite de notre espèce ; ce serait renier l’effort séculaire qu’elle a accompli, dans la peine et dans le sacrifice, pour résister à l’assaut des puissances du mal. Mais s’il est un peuple auquel elle inspire une particulière répugnance, c’est le nôtre, c’est celui qui s’est toujours attaché au droit. Dans un livre où il cherchait l’expression favorite qui, par la fréquence de son emploi, caractérisait de préférence l’âme d’une nation, un psychologue espagnol, il y a quelques années remarquait que ses compatriotes n’avaient rien de plus cher que le pundonor ; tandis que les Anglais faisaient du fair play une des règles constantes de leur vie morale. Les Français, ajoutait-il, ont toujours recours à la notion de droit : c’est mon droit, c’est ton droit, c’est son droit. Cette remarque, acceptons-la avec orgueil, et donnons-lui tout son sens. Nous croyons à l’existence de valeurs morales, dont le droit est le code pratique ; nous croyons à une justice, à une vérité éternelles, phares qu’un nuage passager peut voiler pour un temps, mais qui réapparaissent et brillent de leur éclat souverain, guides d’une humanité qui croit et qui espère. Et ce sont ces vérités-là que nous devons défendre.
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Si nos amis sont plus autorisés que nous-mêmes, peut-être, à parler de nos valeurs représentatives, laissons-les parler. Qu’on me permette, en effet, de citer quelques passages de lettres récemment reçues. Du 20 septembre : « Monsieur, excusez mon français mauvais – je suis un étranger. Mais je veux seulement répondre : Présent. Répondre pour moi, et pour nombre de mes amis qui ont aussi déclaré leur volonté de défendre, à côté de vos armées, le sol de cette France qui a donné et préservé la liberté aux hommes et aux petits peuples qui aiment de vivre en paix et de contribuer à leur propre manière à l’œuvre de la civilisation humaine… Vous autres Français êtes les vaillants, les humains, qui ont enrichi le monde avec l’humanité, c’est notre devoir de vous secourir et de payer nos dettes. »
Du 22 septembre : « Je suis une de ces amies étrangères qui ont médité devant le tombeau de Napoléon, dont l’âme s’est enrichie des beautés innombrables de votre capitale, de votre pays ; je suis une de celles qui doivent des jours inoubliables à la France. Je me suis rangée à votre côté, et pour cette raison, quand cette terrible guerre a éclaté, je ne suis pas retournée dans mon pays – la Hongrie – mais j’ai offert mes services à la France, qui lutte pour l’avenir de l’humanité, pour la liberté de nous tous. »
Du même jour, pour citer un troisième et dernier exemple : « Je suis un de ces multiples étrangers qui sont venus en France. Je suis artiste peintre et graveur, et je dois à la France toute ma formation humaine et, par conséquent, artistique. Maintenant que le moment est venu de prouver son attachement à la France, pays de véritable grandeur universelle et du plus pur esprit humain, je suis sûr que des centaines de milliers d’étrangers ont fait tout ce qu’ils ont pu faire pour prouver leur gratitude et leur passion. Je me suis mis à la disposition des autorités militaires et civiles de la République française pour la durée de la guerre et j’attends ma prochaine convocation… La France est éternelle comme est éternel l’esprit. »
C’est sur ce mot que je veux finir. ♦