Le Monde sans la Russie ? À quoi conduit la myopie politique
Le Monde sans la Russie ? À quoi conduit la myopie politique
Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie de 1996 à 1998, Premier ministre de 1998 à 1999, académicien, ancien président du Soviet Suprême de l’URSS, ex-directeur du Service des renseignements intérieurs et actuellement président de la Chambre de commerce et d’industrie, Evgueni Maximovitch Primakov est certainement l’un des plus importants décideurs politiques russes de ces dernières décennies. Né à Kiev, élevé à Tbilissi, cet homme d’action et d’analyse positionné au-dessus de la mêlée présente la particularité remarquable d’avoir été plus ou moins associé à toutes les équipes dirigeantes, de Youri Vladimirovitch Andropov à Dmitri Anatolievtich Medvedev ! Dans le débat stratégique russe, cet éminent spécialiste du Moyen-Orient, surnommé le « Lawrence d’Arabie soviétique », est proche du courant eurasiatique et revendique l’identité orientale de la Russie. Le parcours exceptionnel et l’indépendance de vue de l’auteur font la richesse de l’ouvrage. Lorsque E. M. Primakov plaide en faveur d’un partenariat stratégique entre la Russie et l’UE, il n’est point question de discours idéologique ou électoraliste, mais d’une pensée stratégique profonde fondée sur une analyse objective de la convergence d’intérêts géopolitiques précis et structurels.
Le Monde sans la Russie ? À quoi conduit la myopie politique, est une réflexion stratégique sur la place et le rôle de la Russie dans le monde d’aujourd’hui. Après l’effondrement de l’URSS, les Occidentaux ont pensé pouvoir administrer seuls, « sans la Russie », le monde globalisé et occidentalisé issu de La Fin de l’Histoire. Cette myopie politique que dénonce E. M. Primakov est faussée dans son analyse et dangereuse dans ses conséquences. En effet, la Russie pèse sur les affaires du monde et ne peut être rayée de la carte. Mais bien que disposant de nombreux atouts, elle ne recherche pas la confrontation directe avec l’Occident mais une collaboration équitable et mutuellement avantageuse, car il existe de vastes champs d’intérêts objectivement convergents dans le monde multipolaire en formation.
En huit chapitres mêlant relations internationales et politique intérieure russe, l’auteur étudie l’ordre mondial de l’après guerre froide, dénonce les impasses de la doctrine unilatéralement américaine, critique la théorie du choc des civilisations, analyse le difficile retour de la Russie parmi les leaders mondiaux, prône une collaboration énergétique régionale et rappelle les valeurs et défis communs aux mondes russe et occidental. Le grand intérêt du livre est évidemment de proposer au lecteur une vision depuis Moscou de la situation intérieure russe et des relations internationales, de l’invasion de l’Irak à la guerre russo-géorgienne, en passant par les conflits gaziers et les relations entre l’UE et la Russie. E. M. Primakov y développe quatre grands axes.
D’abord, la Russie a vocation à coopérer avec l’Occident, à condition d’être écoutée et respectée. La Russie ne recherche pas le conflit, mais refuse d’être traitée « comme la Jamaïque », comme ce fut le cas lors de la décennie 90. Les néoconservateurs américains sont comparés aux trotskistes. Les premiers ignorent les réalités objectives et particularités des pays auxquels ils ont décidé d’imposer un modèle occidental et d’exporter la démocratie par la force si nécessaire, tout comme les seconds travaillaient à exporter la révolution sans savoir si une situation révolutionnaire s’y était développée.
Ensuite, l’Occident a tout intérêt à accepter cette main tendue, car les grands problèmes stratégiques globaux ne peuvent être résolus sans la Russie (Iran, Afghanistan, Corée). Aux États-Unis d’établir une hiérarchie entre certaines querelles peut-être importantes, mais conjoncturelles, et des menaces urgentes et dangereuses pour la stabilité et la sécurité dans le monde : la prolifération, les armements nucléaires, les conflits régionaux…
La Russie a besoin d’un État fort pour affronter les défis stratégiques et surtout préserver le pays de tentatives de retour en arrière. La célèbre citation de F. D. Roosevelt est abondamment reprise : « Un État actif, fort, ne dégénérera jamais en dictature ; la dictature supplante toujours un pouvoir faible et impuissant ». Il s’agit pour la Russie de manœuvrer entre le double écueil du capitalisme oligarchique sauvage et de l’économie étatique inefficace et corrompue, sans détacher le pays des processus objectifs actuels : la globalisation et le rapprochement des différentes civilisations. Ainsi, le chapitre sur la situation intérieure en Russie est des plus enrichissants. Sans concessions, E. M. Primakov nous fait part de ses inquiétudes (corruption, démographie, tendances au retour du parti unique…), énumère les défis à affronter (diversifier l’économie, développer l’état de droit, redéfinir une nouvelle politique des nationalités…) et salue les réalisations accomplies (rétablissement de l’autorité de l’État, création d’un fonds de stabilisation pour gérer sur le long terme les recettes des hydrocarbures…).
Enfin, il est dans l’intérêt de l’Europe et de la Russie de conclure une véritable alliance énergétique, économique et stratégique. Russie et UE sont interdépendants, et leur sécurité énergétique doit être assurée par une triple garantie : des livraisons (au niveau des pays producteurs), du transport (au niveau des pays de transit) et de la demande (au niveau des pays consommateurs). Tous doivent partager risques et responsabilités, et la signature de contrats à très long terme est le meilleur moyen d’assurer une coopération efficace. Mais cette coopération énergétique et économique n’est pas un absolu ; créer un champ énergétique unique entre l’UE et Moscou fondé sur l’interdépendance est aussi un instrument de rapprochement permettant à terme d’élaborer un nouveau modèle de sécurité européenne. Or, d’après E. M. Primakov, ces projets d’Union énergétique sont sapés par certains cercles à Washington désireux d’affaiblir la Russie et de créer des obstacles sur la voie de son rapprochement avec l’UE. L’Otan telle qu’elle existe aujourd’hui est ainsi considérée comme un obstacle à une coopération effective. Notons que la pensée stratégique russe a tendance à considérer l’Occident comme un tout uniforme, et qu’il est relativement rare que l’UE y soit identifiée comme un acteur potentiellement autonome des États-Unis.
Dans cet ouvrage, E. M. Primakov fait l’éloge de la lucidité des leaders politiques qui, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, et malgré la division de l’Europe, luttaient pour une Europe unie de l’Atlantique à l’Oural. Le Monde sans la Russie ? se réclame de leur héritage et cherche à mieux faire connaître la Russie et ses positions pour poursuivre ce rapprochement. Certains points sont discutables, on peut être plus exigeant sur la question de la démocratie et des droits de l’homme ou réclamer davantage de garanties sur le rapport de forces dans la coopération énergétique. Mais comme le souligne Hubert Védrine, auteur de la préface, « on ne peut ignorer une pensée aussi forte et aussi construite. Si l’Europe veut compter, elle doit se réintéresser à la Russie réelle ». En nous faisant connaître la vision russe actuelle, Le Monde sans la Russie ? efface les stéréotypes, combat l’ignorance et enrichit le débat stratégique. À conseiller d’urgence à tous les nostalgiques de la guerre froide !