Cérémonie de commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv’ : le discours de Florence Parly
« Il est 4 heures du matin. Ils sont venus nous chercher. Je vous dis adieu, je regrette tout le mal que j’aurais pu vous faire et les soucis que je vous ai occasionnés. Sachez que je vous ai aimés par-dessus tout, même si je n’ai pu vous le prouver. »
Ces mots, écrits à la hâte le 16 juillet 1942 sont parmi les derniers qu’Edith Shuhova, 16 ans, adresse à ses camarades de classe. La nuit enveloppe encore Paris lorsqu’Edith, ses parents et ses deux jeunes sœurs sont conduits au Vélodrome d’Hiver. L’antichambre de la mort à ciel ouvert.
Dans l’été brûlant, dans l’été suffoquant, 8 000 personnes dont plus de 4 000 enfants sont entassées ici, à même le sol, sans eau, cinq jours durant. Cinq journées dont chacune, plus qu’une insulte à l’humanité, tentait de l’effacer ; dont chaque heure fut une gifle cinglante à la dignité humaine. Cinq journées coupées du monde, hors du monde, où seules l’incertitude, l’angoisse et la crainte vivent. Tout autre sentiment, toute autre forme d’espoir tente vainement de survivre.
Edith est séparée de sa mère et de ses sœurs le 31 juillet 1942. Elle est déportée avec son père vers le camp d’Auschwitz-Birkenau, où ils sont assassinés à leur arrivée. Aucun membre de sa famille ne reviendra des camps.
L’histoire d’Edith, c’est celle de 13 152 Juifs de France, femmes, hommes, enfants, arrachés à leur quotidien les 16 et 17 juillet 1942. Surpris à l’aube, arrêtés au saut du lit, raflés dans les rues et dans les écoles. Arrêtés par des policiers et des gendarmes français. Des enfants nés en France, envoyés à la mort par des Français. Pour la seule raison qu’ils étaient juifs.
Et la France a détourné les yeux. Elle s’est emmurée dans le silence, drapée de son déshonneur.
Et nous savons aujourd’hui que se taire est impossible. C’est pour moi un honneur de porter la parole de la République, en cette journée nationale de commémoration.
Je le fais, avec à l’esprit les mots si justes et si forts de Jacques Chirac. Depuis le 16 juillet 1995, depuis ce jour où notre pays a réellement brisé le silence et a eu enfin le courage de porter un regard lucide sur son histoire. Et je pense aussi en cet instant aux mots de Dominique de Villepin, de Nicolas Sarkozy, de François Hollande lors de l’inauguration du mémorial de Drancy, de Manuel Valls, et enfin ceux d’Emmanuel Macron lors des commémorations du 75e anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv’ et d’Édouard Philippe, l’année passée.
Oui, la République l’a reconnu, la conscience nationale le sait et je le redis ici : la rafle du Vél’ d’Hiv’ est l’unique œuvre du gouvernement français, accomplie par des Français.
Elle est devenue le symbole de toutes les autres, l’emblème de toutes les persécutions. 76 000 Juifs de France furent déportés vers l’horreur des camps. Il y eut d’autres déportations, il y eut des tziganes. Ne les oublions pas. N’oublions aucune femme, aucun homme, aucun enfant livré à la plus grande entreprise de destruction humaine, livré aux ennemis de l’humanité. Tant que nous nous souviendrons, tant que nous transmettrons, ils resteront présents. Leurs noms ne doivent jamais sombrer dans l’oubli.
N’oublions jamais que la France a trahi ses propres enfants ; ses enfants aimants, pétris des valeurs qui l’avait fait naître. Comment pourrait-on être chassé d’un pays qui proclame les valeurs de liberté, égalité, fraternité ? En cette terre des Lumières, tant d’espoirs ont été nourris.
Marceline Loridan-Ivens le raconte dans cette lettre poignante adressée à son père : « Tu avais pris le chemin de l’Amérique, mais tu t’étais arrêté là, en France, peut-être à cause de Zola et son J’accuse, de Balzac que tu avais lu en yiddish, tu t’es sûrement dit qu’ici il ne pouvait rien nous arriver. »
Et la France a trahi. Mais alors que le pays des Lumières sombrait dans les ténèbres subsistait une lueur, celle des Justes. « Quiconque sauve une vie, sauve l’humanité toute entière », dit le Talmud. Ces héros anonymes ont mis en péril leur vie pour en sauver d’autres et ont prouvé que les liens de solidarité, de fraternité, d’amour et de vie n’avaient pas disparu. Et c’est une part de l’âme de la France qu’ils sauvèrent en cachant des milliers d’enfants, d’orphelins de la Shoah. J’ai en cet instant, une pensée émue pour Georges Loinger, que j’avais eu le plaisir de rencontrer en 2017 et à qui nous devons le sauvetage de plusieurs centaines d’enfants juifs, cachés en Suisse.
Je souhaite aussi rendre hommage à celui qui a eu le courage de la désobéissance, à celui qui a tenté d’adoucir la cruauté et les souffrances des journées au Vél’ d’Hiv’ : le capitaine Henri Pierret de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris. N’écoutant que son humanité, il prit le parti de déroger aux règles imposées par les policiers, enjoignant les pompiers sur place de dérouler les lances à incendie pour distribuer de l’eau. Il envoya ses hommes avertir leurs frères d’armes juifs à temps, permit à quelques lettres de sortir du Vélodrome d’hiver. Et c’est aussi cela, que nous commémorons aujourd’hui.
Ces lueurs d’humanité ont parfois empêché de briser des destins et ont fait vivre l’espoir. Pour d’autres, il n’y en a pas eu.
Des destins arrêtés par l’antisémitisme, il y en avait déjà eu auparavant.
Je pense à Alfred Dreyfus. À cet instant où la République vacilla, les Armées au premier rang ; où la France fut proche du déshonneur.
Je pense au destin fauché d’un brillant officier qui avait choisi de donner sa vie à son pays, qui avait pris la décision de revêtir l’uniforme pour défendre des valeurs dont ses pairs n’ont pas été dignes au moment du jugement. Et même avant, au temps des soupçons.
Mais je veux aussi penser à ceux qui ont alors sauvé l’âme de la France.
Au général Marie-Georges Picquart, premier convaincu de l’innocence du capitaine Dreyfus, qui mit sa carrière en péril pour prouver celle-ci à sa hiérarchie.
Au général Louis André, ministre de la Guerre, qui malgré le verdict de Rennes, a fait taire les antidreyfusards dans les rangs des Armées et a œuvré activement pour la reconnaissance de l’innocence de Dreyfus.
À Émile Zola, pour son brillant et retentissant « J’accuse » et pour son constant engagement intellectuel contre l’injustice.
À Georges Clemenceau, qui eut le courage de récuser ses positions et qui réclama la révision du procès d’Alfred Dreyfus.
Et bien sûr, à sa famille, au premier chef son épouse Lucie, et son frère Mathieu.
Le capitaine Dreyfus a été réhabilité, les Armées l’ont réintégré, promu au grade de lieutenant-colonel : indispensable, mais maigre compensation des quatre années passées au bagne de l’île du Diable et des douze années hors des rangs.
Lorsque je pense à Alfred Dreyfus, lorsque je lis chaque nom inscrit sur le mur du jardin des enfants du Vél d’Hiv’, la même question revient sans cesse : que seraient-ils devenus si leur avenir ne leur avait pas été arraché ? Quel destin les attendait ?
Le véritable courage, c’est celui de la vérité. 120 ans après le procès de Rennes, les Armées doivent regarder leur histoire en face. 120 ans plus tard, il est encore temps que les Armées redonnent à Alfred Dreyfus tout l’honneur et toutes les années qu’on lui a ôtés. Et j’y veillerai personnellement.
Il y a les cicatrices que l’on peut apaiser, et il y a celles dont la douleur est irrémédiable.
La Rafle du Vél’ d’Hiv’ est une blessure à l’âme de la France ; une plaie vive, dont on ne guérit pas et dont il ne faut pas guérir. Car ce trou béant de notre âme nous rappelle que nos valeurs ne sont pas infaillibles. À tout instant, ce que nous tenons pour acquis peut être menacé, bafoué, détruit. Et puisque l’innommable a vu le jour, il nous appartient désormais de ne pas l’occulter, de le raconter, de le nommer.
Car la mémoire se vit au présent.
On lit d’ailleurs dans le Deutéronome les paroles suivantes : « Seulement, prends garde à toi et veille attentivement sur ton âme, tous les jours de ta vie, de peur que tu n’oublies les choses que tes yeux ont vues, et qu’elles ne sortent de ton cœur ; enseigne-les à tes enfants et aux enfants de tes enfants. »
Et c’est cela, avoir le courage de témoigner : veiller sur nos âmes, perpétuer et transmettre nos valeurs, tirer toutes les leçons de l’histoire pour construire l’avenir. Cela n’a rien d’évident, c’est un combat nécessaire, contre le mensonge, contre le négationnisme, contre l’oubli.
Ce combat, il fut inlassablement mené par Simone Veil, à qui je souhaiterais rendre hommage. La libération de la parole, le courage de témoigner, c’est ce qu’elle a insufflé durant de nombreuses années. Lui rendre hommage, c’est aussi penser à tous ceux qu’elle a convaincus de parler. À ceux qui ont accepté de se plonger dans les souvenirs les plus insoutenables, qui ont écrit ce qu’ils ne pouvaient dire, raconté ce qui ne pouvait être tu.
Simone Veil repose désormais au Panthéon, et avec elle, toute la mémoire de la Shoah. « Aux grands hommes et aux grandes femmes la patrie reconnaissante », cette épitaphe s’adresse aussi à tous les témoins de la déportation.
Le combat contre l’oubli est peut-être au Panthéon, mais il ne repose pas en paix. De repos, jamais il ne prendra. Transmettre aux jeunes générations ce que furent les tragédies de notre histoire est une priorité de l’action publique ; lutter contre toutes les formes d’antisémitisme, de racisme et de discriminations est à la source de nos engagements.
Les plaques de commémoration ont fleuri dans Paris, les injonctions telles que « Souviens-toi passant » sont visibles partout en France mais combien de Français ont réalisé le sort qui a été réservé aux Juifs de France ? Combien sont capables de mettre une image sur ce que les enfants de 1942 nommaient Pitchipoï ?
Pitchipoï, le mystérieux nom d’Auschwitz et de Birkenau ne se visite pas. Le froid glaçant et les murs ternes, le silence des chambres à gaz, il ne se voit pas, il ne se ressent pas, il se vit. Il se vit par les paroles des survivants.
Jamais aucun livre, aucun cours, aucun nombre ne pourra porter cette parole avec autant de force qu’un témoignage. Vos témoignages sont un héritage que nous devrons précieusement conserver et transmettre. Votre parole est irremplaçable, nous ferons vivre vos mots.
Et je sais que nous pourrons compter sur le travail de nombreuses fondations et associations : sur l’Union des déportés d’Auschwitz, l’Union française des associations tziganes, les Fils et filles des déportés Juifs de France, la Fondation pour la mémoire de la Shoah, le Comité français pour Yad Vashem, mais pas seulement.
Nous pourrons compter sur tous les survivants qui continuent de témoigner dans les écoles, dans les collèges et les lycées.
Et permettez-moi, d’exprimer ma reconnaissance à Élie Buzyn qui a témoigné devant tant de classes, tant de jeunes et qui s’est encore présenté il y a quelques mois à Saint-Cyr-L’École, et devant tous les élèves du lycée.
Ce travail de transmission est aujourd’hui d’autant plus important que nous assistons à une recrudescence d’actes inquiétants. Les cimetières sont profanés, les boîtes aux lettres à l’effigie de Simone Veil sont taguées, le négationnisme ressurgit. Nous n’accepterons jamais.
Jamais plus, nous ne détournerons les yeux. Jamais, nous ne baisserons la garde. Avec vous tous, la République mène ce combat et ne l’abandonnera jamais.
Mes derniers mots seront pour les plus jeunes. Pour la jeunesse éclairée qui s’emparera de ce flambeau dans quelques années. Pour vous, qui continuerez de défaire les théories du complot, le négationnisme et l’antisémitisme.
Souvenez-vous toujours de ces mots du Discours à la jeunesse de Jean Jaurès : « Le courage c’est de rechercher la vérité et de la dire, c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
Nous comptons sur vous. Nous croyons en vous.
Publié le 22 juillet 2019
Florence Parly