Ce livre est un désordre. Désordre voulu où l’auteur, qui n’est pas né de la dernière pluie, mêle comptes rendus d’enquête, commentaires personnels et conversations avec les morts qui lui permettent de déployer sa verve. Les personnages sont si nombreux que la généalogie familiale proposée en annexe est de peu de secours, et l’enquête si minutieuse qu’on ne s’y retrouverait que crayon en main. Faut-il abandonner ? Ce serait dommage car, à travers le fatras, le lecteur consciencieux comme le dilettante tireront profit de leur lecture.
Étrange famille que les Hammerstein, représentants exemplaires de cette noblesse prussienne qui voit les nazis de haut : « de très, très petites gens », pensent-ils. Distinguons pourtant, dans cet anti-nazisme, le père et ses trois filles. Le général Kurt von Hammerstein-Equord est un grand original. Paresseux comme un loir, ce dont il se fait gloire et qui ne l’empêchera pas d’occuper, dans la minuscule armée concédée à l’Allemagne par le « diktat » de Versailles, le plus haut poste : « tout chef, dit-il, doit avoir le courage d’être paresseux ». Quelque flemmard qu’il soit, Hammerstein fut impliqué dans les errements de la République de Weimar, mais aussi dans la reconstruction discrète d’une armée interdite. Le recours est à l’Est : Russie nouvelle et Allemagne humiliée sont les deux États parias, leur alliance profitera à l’un et à l’autre. Entre en scène Hitler, le seul, hélas, qui ait, dans la confusion ambiante, les idées claires. Le général le perce vite à jour et tente vainement de détourner Hindenburg, « le vieux monsieur », de lui passer la main. Les dés jetés, Hammerstein préside chez lui, le 3 février 1933, le dîner où Hitler expose aux généraux rassemblés ce qui les attend, eux et les Allemands. Instant tragique à partir duquel notre paresseux magnifique refusera toute compromission. Jusqu’au bout il se tiendra dans une intransigeance hautaine que les nazis n’osèrent mettre à l’épreuve.
Du père passons aux filles, qu’un anti-nazisme bien partagé entraînèrent dans une autre voie, et plus radicale. Deux des filles du général se convertissent en militantes communistes passionnées, au point d’espionner leur propre père – lequel, il est vrai, a toujours manifesté pour sa progéniture une indifférence coupable – et de transmettre à la « centrale moscovite » les documents extraits du coffre-fort paternel. C’est que les deux converties se sont mises à la disposition des agents secrets du Parti rouge. Venues à cette extrémité par haine du nazisme, elles supportèrent sans le moindre état d’âme les méthodes de leurs employeurs, lesquelles passent de loin en cynisme et cruauté celles des nazis. Explication : le communisme est « une drogue à risque, qui vous monte à la tête et vous libère de l’ennui ». Un peu court, non ?
Des sept enfants du général, une troisième fille se distingue. Maria-Therese se fera sioniste, épousera un Juif qu’elle suivra un temps en Israël. De quoi révulser l’impossible Hammerstein, qui ronchonne dans son coin : « Vivement que nous soyons débarrassés de Hitler, que je puisse recommencer à pester contre les Juifs ! ».