Traiter de la question iranienne au plan géostratégique reste un exercice périlleux tant elle suscite de crispations idéologiques. Difficile en effet de ne pas tomber dans la complaisance pour l’un ou l’autre des camps qui s’y affrontent. C’est pourtant le défi que relève le professeur Vernochet dans cet ouvrage. Mieux encore, il prend le risque de l’anticipation en ces temps où jamais on n’a eu aussi peu la capacité de le faire et jamais on ne se l’est autant interdit, tant la communication est devenue un substitut commode de la pensée (donc à l’action).
Le Pentagone qui, sans être explicitement désigné, ne peut être que l’acteur majeur, visible ou pas, de la mise en œuvre de cette « destruction annoncée », considère lui-même que le monde actuel est par essence « volatile, incertain, complexe et ambigu ». D’un côté, ce constat apparaît comme logique en regard des avatars subis en Somalie, en Afghanistan, en Irak, en Libye, aujourd’hui en Syrie et ailleurs ; ces lieux constituent autant de trajectoires conflictuelles appelées nécessairement à passer par l’Iran ou justement à y converger. De l’autre, la nature du monde étant inchangée depuis la nuit des temps, un tel constat pourrait ne refléter au final que l’aveu d’une certaine impuissance ou réticence à agir.
Méthodologie de l’anticipation
Pour en revenir à l’anticipation, elle relève globalement de trois types de démarche indépendamment du raffinement intellectuel. La première, la plus classique, est le prévisionnisme. Prudente, elle se résume au prolongement des tendances observées. Elle est jugée par certains comme une simple « homothétie déformée du passé ». La seconde, qu’on appellera ici volontairement futurologie se veut plus imaginative en privilégiant au contraire les phénomènes de rupture. Elle vise à séduire par la hardiesse apparente de ses hypothèses. Ces deux démarches présentent cependant une cohérence et une pertinence qui sont plus apparentes que réelles, et relèvent le plus souvent de la pure rhétorique. La dernière est la démarche prospectiviste, la seule des trois à respecter les critères de la démarche scientifique prise ici au sens que donne à ce terme l’épistémologue Carl Popper, c’est-à-dire dans le cadre d’une dialectique conjecture/réfutation.
Paradoxalement, c’est bien cette dernière approche ou cette méthode qui sont le moins pratiquées et de loin. Il en résulte naturellement que les termes si galvaudés de « renseignement », « anticipation » et autre « préparation de l’avenir », parfois même de « prospective », ne relèvent souvent dans les faits que de l’incantation, car ce sont ces mêmes faits – décidément têtus comme le disait Lénine – qui démontrent que c’est dans la majorité des cas, la “surprise récurrente“ face à l’événement qui détermine aussi bien le comportement du décideur que l’analyse de l’observateur au point de faire dire à certains esprits grinçants et parfois grincheux, qu’ils se bornent à découvrir dans le journal du jour ce qu’ils auraient dû anticiper la veille !
Sauf donc à lui opposer la mauvaise foi de l’idéologue ou de l’idiot utile, la monographie « Iran, une destruction nécessaire » relève bien méthodologiquement de la prospective, non celle, incantatoire, évoquée supra mais celle d’une pratique avérée, laquelle de ce point de vue ne peut être réfutée ni aussi facilement ni de la même manière.
Au demeurant, le titre même de l’ouvrage, un brin provocateur, ne doit pas sonner ici comme prophétique mais bien comme la conséquence logique d’un processus en marche dont l’auteur rend compte au travers d’une grille de lecture (de compréhension ou de décryptage, peu importe le terme) de ce qu’il nomme le « système-monde », système dans le cas présent américano-centré. Implicitement il fait référence à Carthage l’orgueilleuse, détruite en son temps par le système-monde de l’époque, romain celui-là. L’expression de « système monde » recouvre précisément cet ensemble particulier de forces, combinées et vaguement – ou plus ou moins spontanément – coordonnées, qui structurent, régissent et surtout prétendent dominer l’essentiel des relations internationales dans le monde contemporain. C’est de plus un système dont l’ampleur et la croissance régulière – avec la mondialisation en cours – lui confèrent désormais une dynamique propre, au delà des volontés individuelles et collectives. L’auteur évoque ainsi des « forces inertielles » qui exercent leurs propres contraintes, y compris sur les individus qui sont sensés s’en servir ou les manipuler.
Épistémologiquement nous avons là une grille de lecture issue de toute évidence de ce qu’il convient d’appeler une “cartographie cognitive” du domaine géopolitique iranien dans et hors de son épicentre régional. Ensuite nous avons une autre cartographie, celle des acteurs impliqués et de leur jeu réciproque. Et à l’arrivée nous disposons d’une structuration du champ des possibles utile à toute possibilité de “projection” dans le futur.
Une telle cartographie cognitive résulte en réalité de l’analyse structurelle des facteurs, c’est-à-dire des composantes clés – en d’autres temps, on aurait évoqué des “signifiants maîtres” !, ceux-là même qui conditionnent l’avenir, champ d’analyse et d’action. Comme dans le cas d’une carte topographique, y apparaissent le rôle, le positionnement relatif et, au travers de leurs interactions présentes et futures, le fonctionnement global de l’ensemble des composantes qui entrent en compétition ou en convergence, soit qui se trouvent en interaction dynamique.
L’Iran face au « système-monde »
Ainsi regroupées, elles font apparaître le « système-monde » dont il est question face à l’Iran. L’auteur l’identifie par regroupement autour de trois grandes lignes de force résultantes, assimilables à autant de sous-systèmes autonomes :
• un premier sous-système économique, ultra-concurrentiel, mu par une superstructure idéologique délimitant le champ épistémologique du modèle hypercapitalistique, il s’agit en un mot d’un credo crypto-philosophique rationalisant le modèle économique dominant et qui se résume trivialement à réduire l’activité humaine à l’étiage du cycle de la production à la destruction via la consommation ;
• un second sous-système géoénergétique, superstructure motrice de l’économie qui traduit le fait d’évidence que sans énergie, fossile tout particulièrement, il n’est pas aujourd’hui d’économie ultra-libérale envisageable ;
• un troisième sous-système hégémonique, superstructure de gouvernance et d’emprise unilatérale (cela jusqu’à l’émergence de nouveaux pôles de puissance), lequel traduit à la fois le dépérissement de l’État en général et le déclin voulu, c’est-à-dire “délibéré”, des nations avec le transfert progressif de leurs fonctions régaliennes, en particulier coercitives, vers une multiplicité d’instances à la fois non représentatives, spécialisées et « hors sol ».
Ça n’est alors qu’en dernière instance qu’intervient le champ géopolitique, dans le cas présent, celui du Proche-Orient, en tant que domaine particulier d’action de ces composantes clés, et non l’inverse comme le prétend ou le soutient l’analyse géopolitique classique.
Cadre de pertinence
Par nature, tout travail d’anticipation reste en devenir, donc évolutif, dans la mesure où l’information nécessaire sera toujours plus ou moins stable, contradictoire et lacunaire, rendant ainsi nécessaire, à certains stades du raisonnement, l’adoption d’hypothèses ou de postulats de pertinence, fondés sur l’observation longue, sans exclure cependant de s’assurer de leur pertinence et de leur pérennité dans le temps.
L’auteur en retient ici deux, à savoir :
• d’une part l’idée qu’au fond il n’y aura pas (et sur la question iranienne en particulier) d’antagonisme irréversible entre la Russie et la Chine d’un côté et les États-Unis de l’autre, condamnés au final à s’entendre sur des intérêts vitaux partagés ;
• d’autre part l’idée que, à rebours des perceptions émises ici ou là d’un déclin de la puissance américaine, la succession d’échecs que celle-ci enregistre, assimilés par l’auteur à des défaites d’ordre purement tactique comme l’Afghanistan, l’Irak, maintenant la Syrie, lui sont au contraire des plus profitables quant à l’amélioration constante des voies et moyens d’atteindre ses objectifs ultimes, autrement dit la victoire stratégique et de maintenir vis-à-vis de ses rivaux une suprématie technique jusqu’ici non encore entamée.
Un des effets particuliers et non négligeable de la démarche prospectiviste est de pouvoir s’abstraire partiellement du biais humain qui en général pollue l’analyse. D’abord parce que le prospectivisme prend nécessairement sa source dans le principe de réalité sur la base d’une information forcément “utile” et non a priori idéologisée. Dans le cas présent, l’information est élaborée, particulièrement riche et dense, presque ciselée, ce qui fait de « Iran, la destruction nécessaire » un ouvrage très court, concis et particulièrement dense en regard de l’ambition de la question traitée. L’exercice paraît d’autant plus intéressant que, depuis sa parution, la situation ne cesse d’évoluer de manière toujours plus ”surprenante” (élection iranienne, situation militaire en Syrie, situation politique en Égypte, au Qatar, en Tunisie, au Maroc…).
Là où l’analyse convenue et le discours dominant font montre rapidement de leurs limites, la démarche prospectiviste conserve, elle, toute sa validité et son efficacité. C’est en partie dû au fait que l’avenir n’y est pas décrété, à rebours de ce que produisent le prévisionnisme ou la futurologie. Il y est en effet objectivement structuré suivant des lignes de forces aussi identifiables que celle d’un champ magnétique, ce qui donne l’avantage de penser l’action, celle qui viserait ou qui permettrait de concevoir et de fabriquer un avenir choisi. Mais il s’agit d’une autre passe d’arme intellectuelle, elle s’appelle alors stratégie, une démarche singulière qui ne doit surtout pas être assimilée à ces processus dogmatiques, à ces recettes désuétes et bardés de certitudes naïves qu’on enseigne encore ici ou là. Hélas !
Syrie et Iran : cohérence relative
« Iran, la destruction nécessaire » fait effectivement émerger les éléments indispensables, fondateurs de la démarche stratégique, ceux-là consistant à bien réaliser la « prophétie » plutôt qu’à s’y opposer en vain. On ne se débat pas contre le destin géopolitique. Ce qui nous ramène à cette vision “Vica” (le monde est « versatile, incertain, complexe et ambigu ») du Pentagone qui ne conduit cependant pas à modifier ses objectifs – parmi lesquels spécifiquement l’Iran – mais uniquement à chercher à les atteindre plus sûrement par d’autres voies et moyens stratégiques autres que purement conventionnels. Il en tire d’ailleurs la conclusion qu’il s’agirait de réduire impérativement l’empreinte au sol du conquérant ou du dominant.
Or, la logique apparente de cette conclusion est cependant largement contrebattue par la guerre de Syrie ! Pourquoi ?
À cause de la « surprise » une fois de plus ! Voyons à titre illustratif ce qu’en dit l’approche prospectiviste. Pour elle :
• la « volatilité » n’est d’abord que la conséquence de l’incapacité à identifier et se préparer aux scénarii dits « de l’inacceptable » ;
• « l’incertitude » ne procède au final que de l’absence d’une véritable structuration du champ des possibles ;
• l’appréhension de la « complexité » (autrement dit la connaissance du jeu des interactions) fait intrinsèquement partie de ses propres processus ;
• enfin, « l’ambiguïté » n’est tout au plus que l’ambivalence des acteurs dont on n’a pas, manifestement, réellement cherché à prendre en compte le véritable jeu ...