Technocrate ? Pourquoi pas, à condition de ne pas adopter la sévérité du Robert : « souvent péjoratif ». En tout cas, bien qu’ayant revêtu l’uniforme à l’occasion, rien du traîneur de sabre : « on n’entre pas à l’École polytechnique pour devenir Ingénieur de l’Armement, mais on devient Ingénieur de l’Armement parce que c’est l’une des possibilités offertes aux élèves de l’École lorsqu’ils en obtiennent le diplôme ». La guerre d’Algérie, par exemple, qui allait vers son terme lorsque commence le récit, n’est qu’à peine évoquée.
En revanche, Alain Crémieux a connu bien des balbutiements à l’origine de développements prodigieux. Il a participé, au cours de sa carrière, à nombre de recherches et de réalisations (notamment en matière électronique et aéronautique) qui ont jalonné les dernières décennies du siècle passé et qui ont abouti à l’outil militaire modernisé et hautement technique que nous connaissons aujourd’hui. Nous avons été heureux, à ce titre, de relever la place accordée au système RITA et à son chantre, l’ami Deygout, disparu prématurément. Mais il a aussi travaillé sur des projets civils, comme Concorde et Airbus. Le tout est exposé avec précision (et les sigles abondent), mais de façon suffisamment claire pour rester à la portée du lecteur non-polytechnicien.
Au sein de la DMA-DGA, équations mises à part, il a pénétré les arcanes de l’administration, le petit monde des cabinets, les rivalités de personnes, le heurt des structures horizontales et verticales… et bien entendu les problèmes financiers. Occasion de citer de nombreux collaborateurs, collègues et supérieurs, de porter des jugements (rarement méchants… allons, on ne va pas au-delà de « tyran »), de régler au passage quelques comptes et d’exprimer quelques regrets. Le technocrate a eu enfin la possibilité, en tant que témoin, de mesurer l’évolution culturelle et sociale de l’époque. C’est dire que la fonction de directeur du CHEAr, qu’il assuma pendant quatre ans, lui convenait parfaitement.
Dans un exposé plutôt linéaire (comme diraient les technocrates), plusieurs épisodes font toutefois saillie et confèrent au parcours une grande partie de son originalité et de son intérêt. Ce sont les séjours à l’étranger (Londres, Washington, Bruxelles), pendant près de douze ans au total, qui fournissent à cette carrière un style particulier et donnent lieu à de fort intéressantes remarques de tous niveaux. Parfaitement anglophone, bon observateur, l’auteur peut, à coup sûr, revendiquer une expertise particulière dans ce domaine.
Le ton est souvent plaisant, parfois malicieux. Les anecdotes ont leur place mais guère l’humour et on chercherait en vain ces contrepèteries dont était friand les anciens de la montagne Sainte-Geneviève. Notre technocrate ne parle pas de sa famille. Il aime clore les chapitres par un bilan. Il revient volontiers avec vrai ou fausse modestie sur les désillusions et les échecs : « cette place de dernier, ma première place de dernier… », « Beaucoup travailler, est-ce forcément bien travailler ? ». La conclusion est plutôt pessimiste. Souhaitons donc que de nombreux lecteurs puissent trouver dans ces Mémoires tout l’intérêt qu’elles méritent et y puiser les leçons qu’elles apportent.