Charles Zorgbibe, auteur prolifique, d’une cinquantaine d’ouvrages, qui a été doyen, recteur, directeur de la Fondation pour les études de défense (FED), dirige depuis quelques années la revue Géopolitique africaine. Aussi après avoir beaucoup réfléchi et écrit sur les problèmes de l’Europe, du monde atlantique ou des relations internationales en général, il élargit son horizon déjà fort vaste aux problèmes de l’Afrique. Fidèle à son approche historique et synthétique, servi par une plume dense et toujours claire, il aborde ces questions en deux temps et c’est la partie plutôt historique qu’il traite dans ce premier volume.
Comment ne pas commencer sa rétrospective par le fameux jugement de Hegel, « Un continent sans histoire, sans philosophie, sans religion », verdict abrupt, rejeté avec véhémence par tous les penseurs et historiens africains qui virent dans le philosophe de Iéna, le père idéologique de l’impérialisme européen. En fait la vision africaine des « maîtres penseurs » du XIXe siècle européen trouvait son inspiration dans les travaux du géographe allemand Carl Ritter dont la Géographie générale comparée fut jugée par Hegel comme contenant la « meilleure description générale de l’Afrique ». Le continent africain a pourtant bien une histoire, des philosophies et des croyances multiples, marqué qu’il fut sur le temps par une série d’épreuves. La première et la plus prégnante fut une lutte contre une histoire hostile. Le continent africain, massif, peu découpé, bien que berceau de l’humanité, fut une région hostile à l’homme, à l’implantation de l’espèce humaine : pauvreté des sols, soumis constamment de surcroît à une puissante érosion, difficultés climatiques, abondances des insectes. Encore aujourd’hui c’est en Afrique que l’on dénombre l’essentiel des victimes de la malaria : plus de 2 millions de morts par an. Des populations éparses, sur des distances considérables. Ces caractéristiques auxquelles on peut ajouter, l’existence de la barre qui a empêché l’arrivée de navires européens jusqu’au XVe siècle, ont fait que les institutions politiques formelles ont tardé à émerger.
À l’ère précoloniale, des sociétés sans État laissaient une entière liberté aux paysans coexistant avec les tentatives d’empires régionaux. Bien sûr tout ceci doit être relativisé et replacé dans son contexte, comme l’absence de métallurgie avant l’arrivée des Européens, ce qui ne correspond pas tout à fait à la réalité de l’ensemble du continent. Puis pendant quatre siècles, la traite négrière, l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’humanité, a interrompu la croissance démographique de l’Afrique et s’est imprimée dans l’histoire politique et sociale du continent. La traite eut en premier lieu des conséquences démographiques. Les démographes ont calculé que la part de l’Afrique dans la population cumulée de l’Europe, de l’Afrique, du Moyen-Orient et du Nouveau Monde tomba de 30 à 10 % de 1600 à 1900. Persistance du fait, au Nigéria l’esclavage ne fut aboli qu’en 1936, il aurait pu ajouter qu’il a été la dernière fois supprimé en 1978 en Mauritanie. En 1930, la SDN obtint la démission de Charles King, président du Libéria qui envoyait ses compatriotes travailler comme esclaves sur les plantations de Guinée espagnole. Dans sa première phase, la plus brutale, l’invasion coloniale aggrava les effets destructeurs de la traite. Mais l’emprise coloniale connut bien des variations. La France et le Portugal ne purent se défaire de leur subconscient « romain », le modèle idéal était l’extension de souveraineté et de citoyenneté, l’intégration des peuples d’outre-mer. À l’opposé les Britanniques s’attachèrent au modèle de l’administration indirecte. Dans la dernière décennie du XIXe siècle, les Africains semblent submergés par l’intervention coloniale.
En contrepartie de ces épreuves, ou de ces handicaps historiques, le destin de l’Afrique moderne a été marqué par trois révolutions. La première a été démographique. Tout le continent, du fait des progrès sanitaires, connut avec des variations régionales ou locales, certes, une croissance exceptionnelle de sa population. Ce fait eut assez vite des conséquences politiques, souligne Charles Zorgbibe, puisque durant le Front populaire les élus européens d’Algérie invoquaient leur infériorité démographique pour repousser les projets de reforme. La population africaine a doublé en un quart de siècle, de 1970 à 1995, passant de 362 millions à 728 millions d’habitants, en 2007, elle était de 965 millions et devrait passer à 2 milliards en 2050, contre 117 millions pour la Russie, dont la superficie est près du quart de celle de toute l’Afrique ! L’Afrique devrait compter quatre pays de plus de 100 millions d’habitants, le Nigéria (plus de 250 millions), l’Éthiopie (plus de 170 millions), le Congo-Zaïre (environ 151 millions) et l’Égypte (127 millions).
La seconde révolution fut politique, ce fut la vague des décolonisations qui déferla par étapes du Nord du continent jusqu’en Afrique australe, clôturée par l’indépendance de la Namibie qui vient de fêter son 20ème anniversaire. Tournant fondamental dans l’histoire du continent, elle permit aux peuples africains de retrouver leur dignité. On sait combien la période postérieure à la décolonisation a donné lieu à bien des épreuves et désillusions que l’auteur décrit par le menu dans les différents chapitres. Un des handicaps majeurs a été que l’adoption de l’État de type occidental supposait l’adhésion des Africains au découpage interétatique, principalement celui de Berlin de 1885, souvent considéré comme exogène, artificiel, responsable de la fragilité des États africains.
Pourtant ce qui intéressera le plus le lecteur, c’est la dernière révolution, car elle est toujours en marche, celle dans les rapports de l’Afrique et du reste du monde. Longtemps absente de la politique mondiale, l’Afrique s’y est peu à peu manifestée et a su de plus en plus, malgré ses clivages, utiliser la force du nombre à l’ONU ou au sein des regroupements du Tiers monde (Groupe des 77, Non-alignés…). Certes le destin de l’Afrique d’après la guerre froide paraît plus incertain, mais elle vient de connaître avant la crise, sa période de croissance économique la plus intense + 5 % pendant plus de cinq années. Le vent de démocratie a soufflé sur l’Afrique noire, les regroupements régionaux ont retrouvé de leur vigueur, comme la SADC.
L’Afrique est aujourd’hui de plus en plus convoitée par de nouveaux protagonistes, Chine, Inde, pour ses richesses énergétiques et minérales, mais ceci sera décrit dans le second volume. Dans celui-ci Charles Zorgbibe revisite dans le détail, région par région, grand pays par grand pays, l’histoire du continent jalonné par les grandes dates. Conférence de Berlin (1885), Fachoda (1898), enjeu du Maroc (1905), Wilson et la SDN (1918), Brazzaville capitale de la France libre (1941), les décolonisations de 1960, les affrontements de la décolonisation et ceux de la guerre froide. Avec la mort de Léopold Sedar Senghor, le « dernier des Africains français », c’est sûrement une nouvelle étape de l’histoire africaine qui s’est ouverte, qui en appelle pour nous Français et Européens à un nouveau réalisme.